Magazine Journal intime

Usual suspects

Publié le 10 février 2009 par Corcky


Mettons les choses au point, ami lecteur.
Si d'aventure, dans un avenir proche ou lointain, il t'arrivait, par le plus grand des hasards et le plus pourri des karmas, d'être le témoin direct d'un fait délictueux ou criminel.
Si, la poisse s'en mêlant, tu venais à reconnaître l'agresseur comme étant l'un de tes patients.
Si, l'âme humaine étant ce qu'elle est, tu te révélais suffisamment stupide pour admettre ce fait devant la victime.
Si, enfin, il te venait l'envie, par empathie, par esprit civique, ou plus simplement par réflexe naturel, de composer le 17 et de faire appel à la Maréchaussée en précisant le nom et l'adresse du coupable potentiel...
Lis bien sur mes lèvres virtuelles et retiens le conseil que je te donne avec la prodigalité et l'altruisme qui me caractérisent:
N'en fais rien.
Ne décroche pas ton téléphone, n'appelle pas les secours, ne passe pas par la case départ, ne touche pas 20 000 francs.
Au lieu de ça, referme délicatement la porte de ton appartement, allume la télévision, colle-toi devant un bon épisode de Derrick avec une tisane tilleul-menthe, et oublie.
Sinon quoi? Me demanderas-tu, légèrement étonné par cette démonstration de lâcheté absolue, si peu compatible avec l'esprit républicain et démocrate qui devrait animer chacun d'entre nous (à condition de n'exercer aucun mandat politique, bien entendu, car dans ce dernier cas de figure, la règle s'apparente à davantage à Prends l'oseille et tire-toi).
Sinon, cher lecteur, tu risques de passer par des étapes fort peu agréables, certes, mais malheureusement inéluctables.
Bien sur, tu m'objecteras qu'à partir du moment où l'on prend la décision de témoigner, on en accepte toutes les conséquences.
Et tu auras parfaitement raison.
Passer la moitié de la nuit dans un commissariat grisâtre et désert, à raconter des faits passablement nauséabonds, n'est certes pas une partie de plaisir.
Mais enfin, c'est effectivement la première conséquence logique d'une telle démarche.
Se voir convoquer, le lendemain matin, après une nuit passée à se ronger les sangs, dans le but d'aider la victime à procéder à une identification visuelle derrière une glace sans tain, n'a rien de plaisant (même si on a l'impression d'avoir vécu cette scène des milliers de fois à travers le prisme hollywoodien d'un bon million de films, et pas seulement Usual Suspects), et je peux dire que j'ai enfin compris la signification profonde de l'expression populaire "se chier dessus".
Mais c'est la deuxième conséquence logique de la démarche, admettons-le.
Apprendre que l'agresseur, que l'on a ingénument côtoyé pendant près d'un an, dont on a soigné les plaies et les bosses et avec qui on a, de loin en loin, partagé un café au goût de lavasse, est en réalité un récidiviste déjà fortement soupçonné par les poulagas depuis quelques temps, peut constituer un choc émotionnel bien compréhensible.
Mais enfin, c'est une troisième conséquence possible, tant il est vrai qu'on ne demande pas leur casier judiciaire à tous les quidams auxquels on a affaire (ou alors on postule au Ministère de l'Immigration, mais ceci est un autre débat).
Ce qui me pousse, aujourd'hui, à tenter de te dissuader de mettre ton doigt dans cet engrenage judiciaire aussi plaisant qu'un plongeon dans une piscine remplie de lames de rasoir, c'est la seule conséquence inattendue, le grain de sable qui vient gripper ta mécanique mentale jusque-là fortement ébranlée mais néanmoins encore en état de fonctionner, le petit boulon qui se dévisse sans crier gare et qui flanque tout l'édifice par terre.
Car, gentil lecteur, que crois-tu qu'il se passe, le lundi matin, lorsque tu reviens au boulot?
Bien sûr, tu as voulu faire les choses dans les règles, aussi tu as prévenu ta hiérarchie quelques minutes après avoir formellement reconnu l'agresseur. Tu savais que les types en uniformes allaient débarquer sur ton lieu de travail et appréhender leur suspect devant un public ébahi, friand de faits divers croustillants et avide de détails sordides.
Lorsque tu reviens au boulot, le fait que la Direction te convoque immédiatement ne te semble donc ni suspect, ni anormal.
Là où tu tombes des nues, c'est à peu près au moment où on se met à te hurler dessus.
Tu passes alors brusquement dans une sorte de dimension parallèle, tu bascule sdans une réalité virtuelle, tandis que le Directeur te crie de la fermer, te reproche grosso modo tout et son contraire, de la fonte des glaces au Pôle à l'élection de Sarkozy, en passant par la défaite de Bordeaux face à Marseille en Ligue 1.
Et ce que tu finis par comprendre, au-delà des éructations rendues humides par des litres et des litres de postillons hystériques, c'est qu'on essaye de t'expliquer que tu aurais mieux fait de la fermer.
Que la décision que tu as prise met tout le monde dans l'embarras, à commencer par ta hiérarchie, qui se retrouve au milieu d'une enquête pas piquée des hannetons dont elle se serait bien passée.
Que si tu avais été un peu moins bête, tu te se serais contenté d'offrir un thé Lipton Yellow à la victime qui se trouvait sur le pas de ta porte, de lui donner une bourrade amicale en lui ébouriffant les cheveux, et de lui dire, en substance:
"Allez, mam'zelle, fais risette! C'est pas si grave!"
- Bon, et si le gars est libéré ce soir, l'emmerdeuse, on fait quoi? Hein?
- Je ne comprends pas la question, m'sieur. Et arrêtez de hurler. Je ne suis pas sourde.
- Il est en garde à vue, le bonhomme, oui? Si les flics n'ont rien de plus à lui reprocher, il sera dehors ce soir, vous le savez, oui?
- Ben oui. C'est bien ce qui me fait peur.
- Et alors, s'il revient ici, on fait quoi? Hein?
- Vous voulez dire que vous comptez le reprendre?
- Je vous demande ce que vous en pensez!
- Bon...J'en pense que je l'ai vu en train d'essayer de commettre ce qui est considéré par la loi comme un crime, que j'en ai pissé dans ma culotte de trouille (un pantalon tout neuf, quelle honte), que je l'ai reconnu, que la victime l'a identifié, et que s'il remet les pieds ici, moi je me tire à Tombouctou. Est-ce que ça vous convient, comme réponse?
- Oui. C'est parfait. Donc s'il sort de prison et qu'il revient, j'aviserai. Si on décide de le garder, je vous tiendrai au courant, et vous n'aurez qu'à rester chez vous.
- Je vous demande pardon? Je crois que j'ai loupé une phrase.
- ....
- Vous êtes en train de me dire que vous êtes prêt à accueillir un mec qui a essayé de passer à l'acte il y a moins de vingt-quatre heures?
- Ecoutez, l'emmerdeuse, c'est bien triste, ce qui s'est passé, et je suis bien content que le hasard vous ait permis d'aider cette jeune personne, ok? Maintenant, voilà, ce sont des choses qui arrivent, c'est la vie, vous comprenez? Merci d'être passée. Vous pouvez sortir.
Et bien sûr, tu sors.
Tu te retrouves dans le couloir, planté comme un navet un peu moisi oublié à la dernière cueillette.
Et si, par malheur, un pauvre gratte-papier vient à passer par là, les bras chargés de cartouches d'imprimante et de feuilles A4, et se dirige subitement vers toi avec, dans les yeux, toute la sollicitude d'un épagneul breton neurasthénique et suicidaire, il arrive ce qui doit fatalement arriver.
- Ah, tiens...L'emmerdeuse...J'ai appris...Raaaah, la vache! Je suis désolé pour toi...Et alors, dis-moi un peu...t'as des détails?
- Pierre?
- Oui, l'emmerdeuse?
- Pierre, tu pourrais me rendre un immense service?
- Bien sûr, l'emmerdeuse.
- Alors voilà, Pierre: Tu prends tes jambes, tu vois? Ces trucs un peu boudinés, là, qui supportent le poids de ton corps flasque et grassouillet. Bon. Tu prends tes jambes, tu fais demi-tour, et puis tu te diriges par là-bas, tu vois? Oui, oui, vers le fond du couloir. Et puis tu prends toutes tes cartouches d'encre, là...Oui, celles estampillées Epson, tu vois? Et puis tu te les fourres une à une bien profond dans le cul. Et si tu te mets à chier du magenta et du cyan, surtout, tu n'hésites pas: Tu te fourres aussi un gros paquet de feuilles au même endroit, ça devrait éponger un peu.
Tant il est vrai qu'il y a des moments, dans la vie, où il faut que quelqu'un paye.
Ce sont des choses qui arrivent.
C'est la vie.


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