Le grand George Bernard Shaw a un jour écrit: La
satisfaction, c'est la mort.
Partant de ce point précis, cher lecteur, je peux aujourd'hui t'annoncer une grande, une excellente, une merveilleuse, une triomphale
nouvelle:
Je viens de sauver la vie de mon patron.
Si.C'est vrai.
Je t'attends au tournant, petit effronté.Tu vas t'empresser de me
demander quel acte de bravoure a bien pu me hisser au rang d'héroïne nationale.Ouvre bien tes
mirettes.Je t'explique.
Tu te souviens que j'ai, quelque peu imprudemment, mis en cause l'un de mes charmants patients dans une sordide affaire d'agression à caractère légèrement sexuel (je temporise, tu as remarqué? C'est au cas où mon
patron, par la plus lamentable des poisses, lirait ces lignes...patron, vous êtes beau, vous êtes fort, vous êtes le phénix des hôtes de ces bois mal famés).Tu te souviens sans doute aussi que mon patron, loin d'approuver la soudaine intrusion des forces de l'ordre dans le marigot cloaque petit paradis et havre de paix que constitue le Foyer, avait trouvé ma conduite
légèrement inconvenante, voire indécente, limite lourdingue.
Or il se trouve que la semaine dernière, ma modeste petite personne s'est retrouvée convoquée dans le bureau du patron.Officiellement, il s'agissait d'établir un bilan de ma première année de travail au sein de notre vénérable institution. C'est du
moins comme ça qu'on m'a vendu l'affaire, et j'avoue que j'y allais plutôt la fleur au fusil, assez confiante, étant donné que mes résultats strictement professionnels sont un peu moins pourris
que ceux, par exemple, des énarques qui nous gouvernent actuellement (je dis "énarques", mais j'oublie que les nouveaux secrétaires nationaux de l'UMP
sont, de leur côté, des chanteurs has-been et des obèses médaillés en mal de relance publicitaire).
- Asseyez-vous, l'emmerdeuse.- ....- Bon, on va mettre les cartes sur la table, mais on va le faire avec courtoisie, ça vous va?- ....- Honnêtement, depuis quelques temps, je ne vous
reconnais plus.- ça doit être ma nouvelle coupe. Ou bien mes lunettes? J'ai opté pour une monture souple, vous avez
remarqué?- Très drôle. Je poursuis. Donc, depuis quelques temps, vous ne me dites plus bonjour quand vous passez
devant mon bureau.- ....- C'est
vrai, ou c'est pas vrai?- C'est vrai. Depuis un an que je bosse avec vous, je ne vous ai jamais dit bonjour dans votre bureau, j'ai toujours attendu de vous croiser devant la machine à café. En
fait,quand j'y pense, je ne vais jamais saluer personne dans les bureaux quand je me pointe le matin.- Ne
changez pas de sujet. Je vous parle d'attitude, de comportement.- Ah. D'accord.- ....- ....- Sans parler de votre conduite lors de la dernière réunion: vous aviez l'air de vous faire chier comme une bonne soeur à une réunion
d'anciens combattants d'Algérie. Je vous ai vue. Vous avez passé quatre heures à dessiner des p'tits miquets sur un bloc-notes.- Comme 80% des participants. Sans compter celui qui jouait à Pac-Man sur son téléphone portable.- Ne changez pas de sujet. Je vous parle d'attitude, de comportement.- Ah. D'accord.- ....- ....- Tout ça pour vous dire qu'il va falloir rectifier le tir, et presto, parce que ça nous
fout une mauvaise ambiance.- Je peux vous poser une question très bête?- Allez-y.- Vous êtes toujours sacrément en pétard
après moi à cause de l'affaire avec les flics, ou bien vous avez un problème hormonal dont vous voudriez qu'on discute?- Vous voyez? Vous voyez? C'est exactement de ça que je vous parle! Vous allez arrêter ces conneries, c'est compris? Je vous parle
d'attitude, de comportement, bon sang!- Ah. D'accord.- ....- ....-
Bon, ben vous pouvez sortir.- C'est tout? Et mon bilan professionnel? - Quoi, votre bilan professionnel?- Ben...les actions de santé, le bilan des
dépistages, la mise en place des politiques de prévention, les nouveaux dossiers médicaux, le partenariat...- On
s'en fout. On verra ça plus tard. Et ne changez pas de sujet. Je vous parle d'attitude, de
comportement.
- Ah. D'accord.
Tu reconnaîtras, ami lecteur, que cet entretien avait au moins le mérite de m'apporter tous les éléments nécessaires à un changement radical d'attitude, de comportement.
J'ai donc passé un certain temps à réfléchir à la meilleure façon de prouver au patron que je l'avais écouté, entendu et compris. Car tu me connais, loin de moi l'idée de mettre une mauvaise
ambiance où que ce soit, fût-ce au coeur d'une institution qui met un point d'honneur à dissimuler malversations et délits sous la moquette (élimée, la moquette, soit dit en passant).
Lundi matin, j'avais donc arrêté ma nouvelle stratégie comportementale.
Je suis arrivée au boulot avec, plaqué sur le visage, le sourire du Joker
en personne (ce qui peut, à long terme, causer quelques menues crampes maxillo-faciales, mais c'était pour la bonne cause).
Une fois à l'étage des bureaux, j'ai consciencieusement frappé à toutes les portes. Invitée à entrer, j'ai sauté à pieds joints dans chaque bureau en m'écriant joyeusement:
- Bonjour, bonjour, c'est lundi, regardez ce soleil, c'est tout simplement diiiivin, voilà une journée maaaaagnifique qui s'annonce, un temps idéal pour aller tirer un coup sur
les pelouses du Bois de Boulogne, n'est-il pas?
Et une fois arrivée devant le bureau du patron, j'ai chantonné, sur l'air du Big Bisou de Carlos:
- Salut patron, comment ça va bien? J'espère que vous êtes en pleine forme, je vous souhaite une matinée digne de celle d'un guerrier Viking au Walhalla, que l'hydromel coule à flots et que la
joie soit dans les coeurs, désirez-vous que je vous prépare un petit café bien serré, ou préférez-vous une petite pipe pour bien commencer la journée?
Ici se place l'affaire du sauvetage, cher lecteur.
Car, comme je te le disais au début de ce pitoyable billet, George Bernard Shaw a effectivement écrit que "la satisfaction, c'est la mort."
Et puisque mon patron, immédiatement après mon salut matinal, s'est levé de sa chaise en hurlant à la mort comme un veau fraîchement castré, tout en m'intimant l'ordre de filer dans le bureau du
Directeur afin de m'expliquer sur mon attitude, mon comportement, je ne peux en tirer que cette seule et unique conclusion:
Il n'était pas satisfait.
En conséquence, je peux fièrement affirmer aujourd'hui, indubitablement, que je lui ai sauvé la vie.
CQFD.
Logique imparable.
Tu vas voir que malgré tout, ça va encore me retomber sur le coin de la gueule, cette histoire.
Tsssss.
Faites le bien autour de vous, tiens.