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Oh, quand je dors... (2)

Publié le 12 mars 2009 par Zoridae
Quelques années plus tard, ma mère était tenue de respecter certains rituels le matin.
Il y eut la période où elle devait entrer dans notre chambre sur la pointe des pieds, s'asseoir sur nos lits, à tour de rôle, et nous embrasser. La période où elle se mouchait trop fort dans les toilettes. Ça résonnait, c'était insupportable et nous nous en plaignions jusqu'à son départ la maison.
Puis, elle n'eut plus la permission de nous embrasser, ses baisers claquaient dans nos oreilles ou mouillaient nos joues, elle ne les donnait jamais comme il fallait alors nous préférions qu'elle s'en abstienne. Elle était priée d'entrer dans la chambre et nous dire d'une voix douce que c'était l'heure. Le plus souvent nous trouvions qu'elle n'avait pas usé de la bonne formule, que ses inflexions avaient été trop neutres ou pire, autoritaires, qu'elle était venue un peu trop tôt, un peu trop tard. Nous nous levions en soupirant, claquions les portes de désespoir.
Le samedi et le dimanche, désormais, nous ne nous réveillions plus. Si le jour filtrait entre les volets nous cachions notre visage sous un coussin. Il n'y avait pas un bruit dans l'appartement, ma mère lisait lorsqu'elle avait assez dormi. Ensuite, vers onze heures et demi, elle allait préparer le repas avant de passer l'aspirateur devant la porte de notre chambre. Nous avions du mal à ouvrir les yeux. Mon cœur tambourinait, je l'entendais de l'oreille écrasée sur le matelas. Des bribes de songes se mélangeaient à la colère naissante que j'éprouvais déjà, à mes projets pour la journée. Si j'étais amoureuse, je murmurais le prénom de l'élu, serrant entre mes bras un oreiller malingre. Laurent, Philippe ou Christophe étaient plus conciliants qu'en réalité. Des sourires s'épanouissaient sur leur visage, adressés à moi seule, ils me répétaient en boucle les mots que je désirais entendre et je baisais leur bouche de coton, aspirait leur langue-taie, ma timidité envolée.
"Emeline, criait ma mère, Anna, il est midi et demi, le repas est servi !
- Cinq minutes, répondions-nous, et nous en passions une dizaine encore entre nos draps, les yeux clos, ne nous décidant à la rejoindre que lorsque nous sentions la mauvaise humeur de notre mère capable de submerger la nôtre.
Lorsque je pris mon premier appartement, après le bac, les choses se corsèrent. Les cours de musicologie me décevaient. Ma solitude sur les bancs de l'université me paraissait insupportable. Bien souvent, j'éteignais le réveil avant qu'il ne sonne et je me rendormais, enfin en paix, jusqu'au début de l'après-midi. Juste en bas de mon immeuble, il y avait une école et les récréations ponctuaient mon sommeil. Je rêvais que je devais me réveiller, qu'on remarquait mon absence en cours - n'y avait-il pas une interro, d'ailleurs, ce jour-là ?- mais je ne pouvais pas, mes paupières ne se décollaient pas, mes bras ne voulaient pas repousser la couette, les oreillers m'étouffaient. Parfois je rêvais que j'avais dormi, mais pas assez et je n'avais qu'un désir c'est replonger dans mon lit. En attendant je somnolais, mon menton tombait sur mon torse et je sursautais. Quand je m'éveillais enfin, pour de vrai, je me sentais un peu fatiguée.
Les cours de philosophie ne me motivèrent pas plus. En outre, je fus confrontée à un nouveau problème : chaque fois que je devais me plonger dans un livre au programme, après quelques paragraphes à peine, j'étais saisie de somnolence. Descartes avait un effet foudroyant, je me souviens que je relisais plusieurs fois les mêmes lignes tandis que mes paupières papillonnaient. Quelle que soit l'heure de la journée je finissais par m'allonger pour avancer ma lecture et je m'endormais les doigts serrés autour des pages du Discours de la méthode.
Aujourd'hui je ne dors plus. Pendant les neuf premiers mois de la vie de mon fils j'ai été réveillée toutes les deux heures, jour et nuit et je crains d'avoir perdu la capacité de sombrer des heures durant. Au moindre bruit - toussait-il, râlait-il - je m'asseyais sur mon lit et je guettais. Il arrivait que ce ne soit rien mais je mettais des heures à m'assoupir de nouveau parce que l'idée d'être aux aguets cinq minutes plus tard m'angoissait. Maintenant qu'il dort bien c'est toujours pareil. Je mets des boules Quiès au coucher mais dans mon sommeil je les enlève et j'écoute. Me suis-je réveillée à cause d'un bruit ou juste comme ça ? me demandé-je. Je passe quelques minutes à trier les bruits de la nuit et quand je suis sûre que rien ne se passe, que tout va bien, je réalise que je ne vais pas arriver à m'endormir avant longtemps.
Il n'y a que le dimanche matin que je peux tenter d'apprivoiser le sommeil. Mon époux me laisse me reposer de ma semaine de six jours en faisant la grasse matinée. Kéké m'embrasse et ils vont tous les deux jouer dans une autre pièce. La rue est calme, les bruits du voisinage ténus, je mets mes boules Quiès vertes, un oreiller sur ma tête et je dors.
Souvent, ces matins là, je rêve que je reste au lit des jours et des jours et que rien ne peut me réveiller...

Peinture : David Graeme Baker


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