A V., la première bibliothèque où je mis les pieds, était sise dans l'aile vieillissante d'une demeure bourgeoise. Entre les allées étriquées planaient des nuées de grains de poussière, brillants comme des copeaux de verre. Ma mère m'aidait à choisir des albums cartonnés. Le premier dont je me souviens décrivait la reproduction humaine. Un spermatozoïde voguait sur des pages roses, frôlant des parois spongieuses, appuyant sa face joviale contre un bel organe rebondi. Après quoi il ne tardait pas à disparaître et je m'inquiétais, une page après l'autre, Il est où le ver de terre Maman ? Ma mère avait beau rétorquer Ce n'est pas un ver de terre, c'est un spermatozoïde, je refusais de croire qu'une chose aussi mignonne puisse être affublée d'un nom aussi barbare. Les dernières pages du livre me barbaient, je battais des pieds, roulais sur le côté, escaladais les accoudoirs du canapé. Que venait faire ce bébé surgi de nulle part ? Je préférais le début de l'histoire et demandais à tourner les pages en sens inverse. Qu'il était drôle ce petit ver de terre !
Pourtant, aussi plaisant qu'il fut, ce livre m'inquiétait et sa lecture me laissait un goût amer car ma mère ne manquait pas de me rappeler, lorsque nous le refermions, l'arrivée prochaine d'une petite sœur. Elle désignait alternativement le livre et son ventre. Je secouais la tête, mécontente, j'aurais préféré un ver de terre ! Un spermatozoïde, reprenait ma mère machinalement.
Plus tard, la bibliothèque s'est installée dans un grand bâtiment qui avait été conçu spécialement pour cela. Au rez-de-chaussée, la bibliothèque pour enfants déployait ses étagères comme l'ossature gigantesque d'un animal mystérieux ; à droite c'était les bandes dessinées, qu'il était quasiment impossible de lire dans l'ordre, au fond, le coin des tout-petits jonché de coussins, et au milieu d'innombrables possibilités de lecture pour l'adolescente que j'étais, bibliothèques roses et vertes, classiques abordables, nouvelles, ouvrages scientifiques, artistiques. Ma mère nous laissait choisir nos livres et montait à l'étage afin de dénicher ceux qu'encore elle n'aurait pas dévorés. Je la rejoignais quelquefois et j'errais, perplexe, entre les sombres allées ; telle le spermatozoïde de mes trois ans, j'avançais sans savoir ce qui m'attendrait au tournant. Je saisissais parfois un ouvrage usé, parcourais la quatrième de couverture, reniflais les pages jaunies des livres... Ma mère me glissait une anecdote au sujet du roman ou de son auteur, m'encourageait à le découvrir ou me disait que ce n'était pas la peine, on l'avait à la maison.
J'ai fait, plus vite que je ne l'avais imaginé, le tour des livres jeunesse. Roald Dahl m'avait baladée au gré d'aventures rocambolesques peintes d'une plume épique ; plus tard, Susie Morgenstern m'avait époustouflée par sa modernité, il me semblait qu'à chaque fois l'héroïne de ses romans existait juste pour répondre à mes préoccupations ; Alexandre Dumas, Zola me volaient des après-midi entières. Il y avait aussi un recueil de nouvelles très noires que je relisais souvent. Il me fascinait et lorsque j'essayais d'écrire, j'y pensais comme à un idéal. Un des récits, presque un conte, s'attachait à un petit garçon affamé qui mendiait avec son père dans la rue, sous la neige. Un homme s'émouvait de les voir si démunis et les invitait à venir avec lui au restaurant partager un repas de fête. En entrée, il commandait des huîtres, heureux de leur faire goûter un met des plus raffinés. L'enfant dégoûté, mâchait les mollusques sans pouvoir les avaler. Il me semble que l'histoire s'arrêtait là...
Lorsque je décidai de choisir mes lectures à l'étage de la bibliothèque, je gravis la pente qui y menait avec un sentiment d'importance mâtiné de nostalgie. J'allais emprunter les mêmes chemins littéraires que ma mère. Pourtant, si faire lecture commune nous permettrait de communiquer à travers des histoires que nous n'aurions même pas vécues, il me semblait que je ne retrouverais jamais la sensation de parcourir un livre qui me parlait de moi à l'oreille. Je me figurais la jeunesse comme un bien précieux et le monde adulte comme quelque chose que tout le monde pouvait avoir. Je tenais résolument à rester du côté des chanceux du premier groupe, malheureusement ma curiosité m'entrainait déjà de l'autre côté...
Je reconnus les quatrièmes de couvertures que j'avais lues de temps en temps. Les livres m'étaient familiers sans que j'aie dépassé ce résumé et les premières lignes, je ne cessais de tomber dessus donc je m'emparai de ceux-ci en premier. Je découvris ainsi Thomas Hardy, les sœurs Brontë, Victor Hugo, les romans policiers en commençant par Agatha Christie. J'eus aussi la surprise de retrouver des romans que j'avais découvert au rez-de-chaussée. Ainsi les frontières n'étaient pas si nettes... Mais c'est seulement avec Harry Potter, beaucoup plus tard, que j'osai plonger de nouveau dans la littérature jeunesse. Alors, se disputèrent en moi la joie de parcourir un récit fascinant et le regret de ne pas avoir eu, enfant, de lecture pareille ; que j'aurais aimé cela, me disais-je en aimant le roman autant que la possibilité de redevenir enfant le temps d'une centaine de pages.
(A suivre tant que je lirai...)