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Les olives de Lorenzo

Publié le 20 février 2009 par Camionneuse
Les olives de Lorenzo
Lorenzo a le teint du miel ambré et le corps trapu d’un olivier. Au premier croisement de regards, ses yeux m’intimident tellement la couleur verte comme les olives d’Espagne est rare pour un Hispano-américain. Nous sommes curieux, lui, de me voir reculer un camion plus gros que le sien, et moi, de savoir d’où il vient avec son vieux rafiot que l’on décharge de petits fruits pendant qu’on me charge les miens.
Je m’adresse à lui en anglais pour la forme, mais je lis la détresse dans ses yeux. Il ne comprend rien de rien. Alors, je lui sors mon espagnol imparfait. La magie opère et soudainement ses olives se mettent à briller! Les barrières tombent, la glace craque. Il s’emballe et me parle comme si j’étais une Cubaine pure laine. Son langage me rappelle celui des Andalous, comme eux, il avale quelques syllabes en parlant, mais il est aussi Cubain que les meilleurs cigares!
À cette personne qui m’a un jour demandée : — à quoi ça va te servir l’Espagnol? T’en as pas besoin au Québec pour travailler! Comment expliquer l’impalpable à quelqu’un de replié sur lui-même et qui porte et portera des oeillères toute sa vie? Aujourd’hui, j’aurais aimé lui faire voir combien l’Espagnol a apaisé la détresse des yeux de Lorenzo instantanément; j’aurai aimé lui montrer ses olives se mettre à briller; j’aurais aimé qu’elle entende la joie de cet immigrant de pouvoir parler à quelqu’un d’inabordable à cause d’une barrière langagière.

La langue est une clé qui ouvre les portes sur un monde inaccessible à ceux qui ne la possèdent pas. Avec l’Espagnol, c’est tout un pan de culture qui s’offre à moi, ne me reste qu’à le saisir.

Depuis son arrivée à Miami, il y a quatre ans, Lorenzo n’a pas eu l’occasion de se familiariser avec les rudiments de l’Anglais, car ici, il peut vivre uniquement en espagnol. Pas le temps d’aller à l’école pour apprendre la langue de son nouveau pays, quatre bouches comptent sur lui, sa femme et ses trois petits qui sont venus avec lui. Ses héritiers parlent maintenant « l’américain » qu’il me dit avec une fierté palpable. Sa fille, la première des quatre, a déjà de 19 ans et elle est retournée à Cuba.

— Mais t’as l’air si jeune pour avoir quatre enfants, dont une de 19 ans! Que edad tienes?

— Tengo 34!

Il a le même âge que moi, et il pourrait être grand-père! Deux chauffeurs de camion, deux existences si différentes. Tout nous sépare, mais le métier nous réunit. Je me surprends à réfléchir à tous ceux qui roulent près de moi sur la route, combien de millions de vies uniques?

— Je croyais que c’était difficile d’immigrer aux États-Unis, surtout de Cuba!

—Es muy difficile, pero gane a la loteria!

— Quoi? T’as gagné ta citoyenneté à la loterie?

— Pues si, cada ano, 20 000 Cubanos son eligibles a fuir la pobresidad.

— Alors, tu fais partie des 20 000 chanceux qui chaque année peuvent émigrer vers « la terre des opportunités » et fuir la pauvreté! Incroyable, je ne savais pas que ça se faisait par tirage au sort. Une vie qui dépend de la loterie. Et comment va Fidel?

— Castro es loco, deja su pueblo morir de ambre, hay tan pobresidad, jamas podrias imaginarte.

— C’est bien ce que je craignais, Castro est fou, il laisse son peuple mourir de faim pendant qu’il se meurt.

Je n’aurai pas le temps d’en connaitre plus sur lui.

Richard lui lance sa phrase classique qui le dépanne à tout coup dans un pays hispanophone :

— Una cerveza por favor

Nous éclatons de rire tous les trois! Si seulement nous avions eu le temps d’en prendre une fraiche avec un lime, sous le soleil de la Floride.

On vient dire à Lorenzo que sa remorque est vide.

— Que tengan suerte! Qu’il nous lance.
— Toi aussi Lorenzo, bonnes chances!
Très vite, il est reparti poursuivre son chemin et nous, nous avons entamé le retour vers le Canada avec nos baies. Tant de choses nous aurions eu à nous raconter!

Adios Lorenzo! Adios!

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