ACTE PREMIER
Le palais royal, décor de Lynda de Syldurie Acte V.
Scène première
KOUGNONBAF – BIFENBAF
BIFENBAF
Mon cher marquis de Kougnonbaf ! Avez-vous appris la bonne nouvelle ?
KOUGNONBAF
Évidemment, cher marquis de Bifenbaf, mais j’aimerais que vous me l’annonciez comme si je l’ignorais ? Cela me fait tant plaisir de l’entendre.
BIFENBAF
Notre bon roi est mort.
KOUGNONBAF
Vive le roi !
BIFENBAF
Vive la reine !
KOUGNONBAF
Naturellement ! Vive la reine ! Le vieux Waldemar n’a réussi à faire que des filles. Pas de dauphin, une dauphine.
BIFENBAF
N’eut-il raté que cela durant son lamentable règne. Pas d’héritier ! Pour nous la honte et l’humiliation de devoir nous placer sous l’autorité d’une jeune femme !
KOUGNONBAF
Ce monarque indigne nous a coupé les ailes ! Il a réduit à néant tous notre pouvoir. Il nous a bafoués.
BIFENBAF
Nous devrons bientôt nous abaisser devant les paysans et les ouvriers.
KOUGNONBAF
Alors que nous étions naguère les maîtres de ce pays, nous les marquis et les ducs. Seul le roi pouvait nous refuser l’obéissance et nous donner des ordres.
BIFENBAF
Et de plus, nous jouissions de toutes sortes de privilèges. Nous pouvions lever l’impôt dans nos villes. Nous n’avions de comptes à rendre à personne. Nous pouvions ponctionner le peuple à plaisir. Le roi prenait sa propre part et nous déterminions la nôtre.
KOUGNONBAF
Le peuple nous servait grassement, nous étions riches et puissants.
BIFENBAF
Hélas ! tout cela est bien fini ! Depuis que Waldemar est devenu un roi chrétien, il a foulé aux pieds nos traditions millénaires. Il a voulu instituer une monarchie parlementaire, fondée sur le principe de la démocratie : le règne du peuple ! Tel Robin des bois, le roi a dépouillé les riches pour nourrir les pauvres. Comme si les pauvres avaient besoin de manger ! Il s’est servi de notre argent pour construire de nouvelles écoles et une université. Comme si le peuple avait besoin de s’instruire !
KOUGNONBAF
Il était temps que ce maudit roi quitte la scène.
BIFENBAF
Il nous faut un roi qui ait l’autorité, la puissance, le pouvoir absolu, un despote qui enseigne à nouveau le peuple à marcher au pas, et si possible, au pas de l’oie.
KOUGNONBAF
Un grand roi qui rétablisse la gloire des temps passés. La dynastie des Soussachnick-Sassouschnikof a vécu, voici venir celle des Kougnonbaf.
BIFENBAF
Avez-vous oublié, cher Marquis, que le roi Waldemar nous a laissé une descendance ?
KOUGNONBAF
Éva ? Nous la renverserons.
BIFENBAF
Crois-tu qu’il soit si facile de destituer une princesse que le peuple aime tant ? Le peuple a droit à la parole, à présent.
KOUGNONBAF
Cette petite sotte a suivi le même chemin que son père. Une petite sainte qui se croit déjà parvenue au ciel. Une fille trop occupée à nager dans ses livres pour diriger le royaume.
BIFENBAF
Cette petite musaraigne voudra nous entraîner dans leur religion : « Il faut naître de nouveau sinon nul ne verra le royaume de Dieu. »
KOUGNONBAF
Qu’avons-nous besoin d’une nouvelle naissance ? Une vie nous suffit, pourvu qu’elle soit remplie de richesse, de gloire, d’amour, de belles femmes et de bon vin.
BIFENBAF
Et ce sont ces plaisirs qu’on voudrait nous ôter ! Nous condamner à une vie morne et sans joie, une vie comblée de prière et de méditation !
KOUGNONBAF
Une nation doit toujours adopter la religion de son souverain, c’est bien connu. Les Romains nous ont bien montré l’exemple : Depuis le jour où l’empereur Constantin s’est converti, les rôles ont été inversés : Ce sont les païens qui sont entrés dans l’arène pour servir de dessert aux lions.
BIFENBAF
Quelle horreur !
KOUGNONBAF
Il faut résister. Destituons la dynastie et instaurons une dictature athée. Nous ferons fusiller ceux qui auront suivi la foi de Waldemar et de sa fille. Nous expédierons la petite Éva en exil. Elle finira sa vie sur une île d’un demi-hectare au milieu de la mer Égée. Choisissons l’Albanie pour modèle : La bonne vieille Albanie d’Enver Hoxha ! Nous répandrons la terreur et la tyrannie.
BIFENBAF
Nous ne sommes pas encore au pouvoir.
KOUGNONBAF
Nous y parviendrons bientôt.
BIFENBAF
Mais comment nous emparer de ce pouvoir tant convoité ? Userons-nous des armes et de la force ?
KOUGNONBAF
Quelles armes ? Quelle force ? Avons-nous les moyens de lever une armée ? Nous n’avons plus une couronne pour nous saisir de la couronne. Notre cher Waldemar nous a tous dépouillés pour ses bonnes œuvres. Et fort de sa grande générosité, il doit en ce moment se faire bronzer au paradis. J’enrage !
BIFENBAF
Nous devrons donc utiliser la ruse.
KOUGNONBAF
Ce sera beaucoup plus facile. Éva est une fille docile et naïve. Elle n’a vraiment rien de commun avec sa sœur, Lynda, cette tigresse.
BIFENBAF (soupirant)
Ah ! Lynda !...
KOUGNONBAF
Quoi ? « Ah ! Lynda !... » ?
BIFENBAF
Je serai prêt à toutes les trahisons pour pouvoir la serrer dans mes bras.
KOUGNONBAF
Seriez-vous prêt à trahir Lynda elle-même ?
BIFENBAF
Si sa conquête était à ce prix.
KOUGNONBAF
Vous êtes un peu fou, mon cher ami.
BIFENBAF
Sans doute, mais nous avons chacun nos désirs. Vous convoitez le trône, et moi je convoite Lynda.
KOUGNONBAF
Nous convoitons tous deux la royale puissance mon cher Marquis. Mais pour l’heure, préoccupons-nous d’Éva ! C’est elle qu’il faudra déloger du trône de Syldurie. Elle est la muraille dressée devant nos ambitieux projets. Abattons-la !
BIFENBAF
Comment s’en débarrasser ?
KOUGNONBAF
Je vous l’ai dit, Éva est une fille sans méfiance ni malice. Nous la séduirons, nous la détournerons de ses devoirs de reine, nous la trahirons, enfin, nous la traiterons comme le dernier maillon de cette race abhorrée, nous lui briserons les reins, nous la broierons, nous la piétinerons, nous l’anéantirons.
BIFENBAF
Voici Éva ! Nous aurait-elle entendus ?
KOUGNONBAF
Si c’est le cas, notre compte est bon ! C’est elle qui va nous anéantir.
Scène II
KOUGNONBAF – BIFENBAF – ÉVA
ÉVA
Bonjour, messieurs les marquis. J’espère ne pas vous déranger dans votre discussion.
BIFENBAF
En aucune façon, Votre Altesse, votre Maj…
ÉVA
Il m’a semblé que j’étais le centre de vos conversations.
BIFENBAF
Mais pas du tout, nous… nous disions…
KOUGNONBAF
En effet, nous parlions de vous, chère princesse Éva. Nous évoquions votre courage, face aux moments difficiles que vous venez de vivre. Nous parlions aussi de Sa majesté votre père, qui nous a quittés au terme d’un règne si glorieux. Nous joignons nos voix et nos cœurs pour assurer Votre Altesse de toute notre compassion.
BIFENBAF
Nous voulons aussi vous assurer de notre soutien, de notre amour. Les mots nous manquent pour exprimer nos sentiments, mais nous voudrions demeurer à vos côtés pour vous apporter notre humble consolation et notre sincère amitié.
ÉVA
Je vous remercie, mes chers amis, je n’ai jamais douté de vos sentiments et je saurais me confier à vous dans mes soucis. Vous saurez m’accorder le réconfort dont j’ai besoin en ces jours de deuil.
KOUGNONBAF
Nous sommes vos serviteurs dévoués et n’aspirons qu’à vous plaire. Nous savons quelle lourde charge et quels durs sacrifices pèsent à présent sur vos royales épaules. Nous voulons partager avec vous ce fardeau pour vous le rendre plus léger.
ÉVA
J’ai le cœur touché, vous êtes vraiment d’excellents amis.
KOUGNONBAF
Nous savons aussi combien vous êtes sensible, comme votre cher père l’a été, à l’amélioration des conditions de vie du peuple. Votre combat est noble et juste, et il honore votre dynastie. Nous aimerions sincèrement combattre à vos côtés dans cette belle lutte contre la pauvreté et l’obscurantisme.
ÉVA
Cette guerre, en effet, sera difficile à gagner, et je me réjouis de pouvoir compter sur des combattants tels que vous, dévoués à la cause de la démocratie. Je suis bien convaincue que nous remporterons la victoire, à plus forte raison si la noblesse de notre beau pays s’engage dans ce merveilleux élan d’altruisme.
BIFENBAF
Ensemble nous changerons ce pays, nous en ferons un modèle aux yeux du monde.
KOUGNONBAF
Votre règne sera l’un des plus prestigieux de notre histoire. Ô combien nous serons fiers d’avoir été de vos fidèles courtisans.
ÉVA
Comment ? Chers Marquis ? Comment se fait-il que vous ne soyez pas au courant des récents événements ?
KOUGNONBAF
Quels événements ?
ÉVA
Tout le monde ne parle que de cela !
BIFENBAF
Nous étions fort préoccupés des affaires de nos villes, et nous avons débarqué à Arklow aussitôt après avoir été informé de la mort du roi.
ÉVA
Vous ne lisez donc pas les journaux ?
KOUGNONBAF
Nous n’avons pas le temps.
ÉVA
N’avez-vous pas écouté ce qui se dit à la cour ?
BIFENBAF
Prêter notre oreille à toutes ces rumeurs ! Nous sommes bien au-dessus de cela.
ÉVA
Il faudra donc que je vous informe.
KOUGNONBAF
Nous sommes suspendus à vos lèvres royales.
ÉVA
Savez-vous au moins que Lynda est de retour ?
BIFENBAF (soupirant)
Ah !... Lynda !...
ÉVA
Quoi ? « Ah !... Lynda !... » ?
BIFENBAF
Moi ? Je… Non, rien.
ÉVA
Donc, Lynda est de retour, mettant un terme à ses aventures parisiennes. Vous le saviez ?
BIFENBAF
Nous en avions ouï quelques échos.
KOUGNONBAF
Lynda est rentrée à la maison sans recevoir la correction qu’elle a tant méritée. Croyez-moi, si j’avais une fille comme celle-là…
ÉVA
Qu’auriez-vous fait ?
KOUGNONBAF
Je ne me serais pas gêné pour la rosser. Je lui aurais fait passer le goût de la fugue.
ÉVA
Eh bien ! Vraiment, je vous le déconseille.
KOUGNONBAF
Quand je pense que cette petite garce a dépiauté son pauvre père comme un lapin et qu’elle l’a usé jusqu’au tombeau !
ÉVA
Vous ignorez le dénouement de l’histoire.
KOUGNONBAF
Il y a eu un dénouement ?
ÉVA
Comme le fils perdu de la parabole, elle est revenue brisée et repentie, et notre père, avant de nous quitter, lui a accordé son pardon.
BIFENBAF
C’est incroyable !
ÉVA
Seul notre Seigneur aurait pu manifester un tel amour, notre généreux père a vraiment vécu jusqu’à son dernier soupir les enseignements qu’il a trouvés dans les Évangiles.
BIFENBAF
C’est incroyable !
ÉVA
Quant à moi, j’en ai tiré une leçon bien humiliante. Je me suis conduite comme le fils aîné, remplie d’égoïsme et d’orgueil, j’étais bien la plus mauvaise des deux, mais je cachais ma méchanceté sous un masque d’innocence.
BIFENBAF
C’est incroyable !
KOUGNONBAF
Mais pour moi, Lynda reste Lynda, la perverse, la dégénérée. Sera-t-elle canonisée pour être revenue de Paris tout en guenilles ?
BIFENBAF
C’est incroyable !
ÉVA
Je vous interdis de parler ainsi de Lynda.
KOUGNONBAF
S’il n’est personne pour lui faire payer le mal qu’elle a fait, moi je le ferai.
ÉVA
Voilà des paroles bien présomptueuses. Ne craignez-vous pas que je les lui rapporte ?
KOUGNONBAF
Rapportez ! Rapportez ! Ce n’est pas cette fille frivole qui va m’effrayer.
ÉVA
Revenons à ce fameux événement dont je devais vous informer : Apprenez cher Marquis que le sceptre a changé de main. Ce n’est pas moi, la fille aînée du roi Waldemar qui régnerai sur la Syldurie.
KOUGNONBAF
Vraiment ?
BIFENBAF
Mais qui d’autre ?
ÉVA
Lynda.
KOUGNONBAF
Lynda ?
BIFENBAF (soupirant)
Ah ! Lynda…
ÉVA
Elle-même.
KOUGNONBAF
Lynda ! Mais c’est impossible !
ÉVA
Et pourtant, c’est la vérité.
BIFENBAF
C’est incroyable !
ÉVA
Cher marquis de Kougnonbaf, avez-vous toujours la prétention de lui administrer une correction ? Et d’ailleurs, je vous rappelle qu’elle a la ceinture marron.
KOUGNONBAF
Je suis assommé !
BIFENBAF
C’est incroyable !
ÉVA
Sur ces paroles, je vous salue et vous souhaite une excellente journée.
BIFENBAF
C’est tout de même incroyable !