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Le Marquis de Kougnonbaf 4

Publié le 20 juin 2009 par Lilianof

Scène VII

BIFENBAF (caché) – LYNDA – ÉVA – WLADIMIR

LYNDA

Les flatteurs ne m’inspirent aucune confiance, et je vais surveiller ces petits marquis de près.

BIFENBAF

Pour le moment, ma jolie, c’est moi qui te surveille, et je nourris mes yeux de ton adorable image.

LYNDA

Mais voici venir Éva, accompagnée de maître Wladimir. J’ai tant de chose à leur partager. Leur conversation sera plus édifiante que celle de Kougnonbaf et consort.

BIFENBAF

Je n’ai ni l’honneur ni le plaisir de t’enseigner le latin ou le grec, mais je t’apprendrai la soumission quand tu seras ma femme.

LYNDA

Ma grande sœur, mon bon maître, « charis umis kaï eirènè apo théou patros èmon kaï kuriou Ièsou Christou. »

BIFENBAF

C’est cela ! Tout à fait d’accord !

WLADIMIR

Ma chère petite Reine, je suis émerveillé par la rapidité de vos progrès.

LYNDA

J’ai un professeur fort habile et c’est à lui que revient le mérite.

ÉVA

Lynda, tu vas bientôt tenir le royaume de Syldurie entre tes mains. Comme tu dois être heureuse !

BIFENBAF

Comme je serai heureux le jour où je tiendrai à la fois Lynda et la Syldurie entre mes mains !

LYNDA

Heureuse, oui, je le suis, heureuse et tremblante. Mes bras sont bien trop faibles pour porter une telle charge. Avant mon voyage à Paris, j’étais une fille égoïste et insouciante, attirée par les plaisirs que ce monde pouvait me vendre. En à peine un an, ma vie a basculé. Après avoir été une vagabonde, me voici devenue une femme d’état. Le pays entier déploie sur moi son espoir. Ne vais-je pas le décevoir ? Ne vais-je pas le trahir ? Ma sœur, mon ami, je compte sur l’assistance de Dieu, mais j’aurais aussi besoin de vos conseils. Maître Wladimir, j’aurai tellement besoin de votre sagesse !

BIFENBAF

Quand je pense qu’elle était prête à lui faire avaler son dentier, à ce vieux tas de science !

WLADIMIR

Ma chère enfant, vous voici maintenant destinée à régner sur le peuple de Syldurie. C’est une bien lourde charge, il est vrai, mais le peuple vous aime et vous gratifie de sa confiance. Je sais que vous saurez tirer profit de l’exemple de feu votre père, qui a aimé la justice et l’égalité. Fuyez les futilités de cette cour frivole, vivez à proximité de votre peuple, soyez à son écoute. N’hésitez pas à vous rendre dans les foyers. Pratiquez la politique des œufs brouillés.

LYNDA

Des œufs brouillés ?

WLADIMIR

Souvenez-vous ! Ne vous ai-je pas aussi enseigné l’histoire contemporaine ?

LYNDA

Les œufs brouillés ! Quelqu’un m’a parlé d’œufs brouillés. C’était à Paris. Il faut que je me souvienne.

WLADIMIR

Réfléchissez bien. Un président de la Cinquième République française.

LYNDA

Giscard d’Estaing.

WLADIMIR

Vous avez gagné.

LYNDA

Elvire m’avait parlé des œufs brouillés de Giscard d’Estaing, mais je ne saisis pas le rapport.

WLADIMIR

Valéry Giscard d’Estaing n’hésitait pas à se faire inviter à dîner dans de modestes familles françaises. C’était pour lui une excellente occasion de se mettre à l’écoute des problèmes et des besoins des citoyens ordinaires. Lorsqu’il était invité dans une famille, il demandait à ce qu’on lui serve des œufs brouillés, un plat vraiment peu coûteux.

LYNDA

Heureusement pour le français moyen qu’il ne remplissait pas son réservoir au caviar sans plomb, comme l’autre !

WLADIMIR

Vous avez bien raison. Savez-vous, par exemple que ce fameux homme d’État visitait un jour une caserne sans se faire annoncer ? Il s’introduisit furtivement dans les cuisines et se trouva nez à nez avec un soldat affairé à éplucher une montagne de pommes de terre avec un canif. – « Qu’est-che que vous faites-là ? » demande le Président de la république. – « Ça se voit, » répond le soldat, « j’épluche des patates. » – « Mais je penchais que vous javiez des machines, pour faire che genre de travail ? » Demande le Président. – « Bien sûr, répondit le conscrit, nous avons même des machines très perfectionnées. J’en suis le dernier modèle. »

BIFENBAF

Chacré Gichcard !

LYNDA

Sacré Giscard !

ÉVA

J’adhère à cette idée. Ce n’est pas au fond d’un palais qu’on apprend à compatir à la misère du peuple.

LYNDA

J’y adhère également. Vivent les œufs brouillés ! Vive Giscard d’Estaing !

ÉVA

Sortons de nos cages dorées, entrons dans les chaumières où le peuple implore notre secours.

LYNDA

Notre père avait raison. Au diable l’égoïsme et la futilité ! Battons-nous pour la liberté, battons-nous pour la paix, battons-nous pour les véritables richesses, celles qui ne dévalorisent pas, celles que la rouille ne peut détruire, celles que le voleur ne peut dérober. Luttons pour le pain qui nourrit le peuple. Luttons aussi pour le pain de vie : celui qui rassasie l’âme et nourrit l’esprit.

BIFENBAF

Du pain pour le peuple et des pépins pour les marquis. Elle va nous faire une révolution : un quatorze juillet à la syldure !

ÉVA

Hier, je me suis rendue dans une banlieue pauvre d’Arklow. Oh ! Ma chère sœur ! pourquoi nous a-ton confiné durant notre enfance dans ce palais de marbre, alors que j’ai vu ces cabanes construites avec des tôles et des palettes. J’ai vu dans les yeux des enfants un appel au secours. Nous devons agir tout de suite : Rasons ces cités insalubres et construisons leur des maisons agréables.

WLADIMIR

Ne vous emballez pas ainsi Éva. Aurons-nous la possibilité financière de réaliser ce beau projet ?

EVA

Nous avons un Père qui est riche. D’autre part, j’ai déjà fait quelques calculs. Il nous suffit de puiser un tout petit peu dans la caisse de tous ceux qui se sont honteusement enrichis au détriment des pauvres, à commencer par le puissant marquis de Kougnonbaf.

BIFENBAF

Ah ! ah ! Il va apprécier, le petit père Ottokar !

WLADIMIR

Il ne va pas aimer ça, Ottokar. Il ne vous porte déjà pas dans son cœur.

ÉVA

Sans oublier son acolyte, Bifenbaf.

BIFENBAF

Quoi ? Petite voleuse ! Affameuse ! Bolcheviste !

LYNDA

Ne perdons pas de temps. Éva, c’est ton idée, je te charge de réaliser ce projet avec diligence. Quant à moi, aussitôt après cette cérémonie fastidieuse qui me rendra officiellement reine de Syldurie, je repartirai pour Paris.

BIFENBAF

Repartir pour Paris ?

WLADIMIR

Repartir pour Paris ?

ÉVA

Mais pourquoi ?

LYNDA

Ce projet me harcèle depuis plusieurs jours. Je vais revoir la France, en secret, sans m’annoncer, comme Giscard. Quelque chose dans mon cœur me dit qu’il faut que j’entreprenne à nouveau ce voyage, et rapidement. Paris m’a beaucoup appris, il m’apprendra encore. Mais pas le Paris de l’hôtel Georges Vé…

BIFENBAF

Georges Cinq.

WLADIMIR

Georges Cinq.

LYNDA

Ah ! oui ! pardon. Pas le Paris de l’hôtel Georges Cinq, mais celui de la Goutte d’Or. C’est là que j’ai vraiment reçu les leçons de la vie. C’est là que se trouvent mes vrais amis. C’est là que j’ai connu la misère. C’est là que j’ai appris à me battre et c’est là que je me battrai encore. Et puis, la France, enfin ! La France des philosophes, la France des droits de l’homme ! La France a tant de leçons à nous donner. Je les recevrai volontiers.

WLADIMIR

Mais pourquoi n’iriez-vous pas en France en visite officielle ? Vous y seriez reçue avec tous les honneurs.

LYNDA

Par avant d’avoir repris contact avec cette France qui a vu mon naufrage. C’est précieux pour moi. Je veux revoir ce quartier populaire avec mes nouveaux yeux : ces yeux que Dieu m’a donnés.

WLADIMIR

Je comprends votre démarche. Je demeure à votre entière disposition.

(Sort Wladimir.)

BIFENBAF

Lynda va sa cacher à Paris. Voilà qui est utile à savoir. Partons avant qu’elle me découvre. Inutile de mettre ce grand énergumène de Kougnonbaf dans la confidence. Allons trouver Sabine. Elle me sera certainement d’excellent conseil.

(Sort Bifenbaf.)

Scène VIII

LYNDA – ÉVA – KOUGNONBAF (caché)

ÉVA

Es-tu sérieuse, Lynda ? À peine sacrée reine de Syldurie, tu vas nous refaire une escapade à Paris ?

LYNDA

Tout à fait sérieuse, ma chérie. Mais sois pleinement rassurée, je ne pars pas dans le même état d’esprit que la première fois. J’espère que tu l’as bien compris.

(Kougnonbaf paraît, s’apprête à entrer, puis se cache derrière la porte.)

ÉVA

Je l’ai très bien compris. Mais tout de même, est-ce une sage décision ?

LYNDA

C’est une folle décision.

KOUGNONBAF

Quelle décision cette folle nous a-t-elle encore prise ?

ÉVA

Tu le reconnais ? Renonceras-tu à ce projet, ou du moins, le reporteras-tu à un moment plus favorable ?

LYNDA

Je partirai sans tarder. Mon absence ne durera que quelques jours. Elle ne sera même pas remarquée en Syldurie, et je traverserai la France inaperçue, comme la première fois.

ÉVA

Ah ! Lynda ! Ta tête est aussi dure qu’une enclume. Inutile de tenter de te convaincre.

KOUGNONBAF

Pas sûr ! Je crois que l’une contre l’autre, c’est l’enclume qui casserait.

LYNDA

Fais-moi, confiance, Éva, j’agis avec folie, mais j’agis en fonction de mes certitudes et de ma foi.

ÉVA

Qui jouera ton rôle quand tu seras évaporée ?

LYNDA

Mais toi, ma grande !

KOUGNONBAF

Cette cruche ? Je vois d’ici le tableau !

ÉVA

Je n’en serai pas capable.

LYNDA

Je t’investis d’une mission, et je suis convaincue que tu la rempliras parfaitement. Je serai proche de toi, même éloignée. Confie-toi en Dieu, écoute les sages conseils de maître Wladimir, notre Salomon de Syldurie, et surtout, méfie-toi des marquis et de leur hypocrisie.

KOUGNONBAF

« Des marquis et de leur hypocrisie. » Je t’en donnerais, moi !

ÉVA

Je mettrai tout en œuvre pour être digne de ta confiance.

KOUGNONBAF

Je mettrai tout en œuvre pour qu’elle trahisse ta confiance.

LYNDA

J’ai un petit secret que je ne raconterai qu’à toi seule. Ainsi comprendras-tu mieux mes motivations.

ÉVA

Un petit secret ?

KOUGNONBAF

Me voici dans les petits secrets de Lynda ! Cela devient intéressant.

LYNDA

Un rêve obsessionnel me poursuit depuis plusieurs jours. Je n’y ai d’abord prêté aucune intention, mais il s’incruste dans mes nuits. Je vois une table garnie d’une nappe blanche et sur laquelle sont disposés une coupe et un morceau de pain. Quatre personnes, trois hommes et une femme, sont debout autour d’elle. C’est alors que je m’approche à mon tour. Je brise le pain et le partage avec eux, puis je partage la coupe. Ensuite, la table et les personnages s’estompent, et je me réveille, avec une grande joie dans le cœur. Les premières fois, ces quatre personnages m’apparaissaient dans le flou, mais au fil de mes nuits, leurs visages deviennent de plus en plus nets et familiers. Je connais ces gens. Qui sont-ils ? Enfin, je me suis souvenue : quatre personnes qui ont marqué mon séjour dans le métropolitain. Ce sont Mohammed et Mamadou, les sympathiques voyous. Les deux autres sont des policiers. Ce sont eux qui m'ont arrêtée : Fabien, l’amateur de belles chansons, et sa collègue qui ne partage pas son cœur de poète, Fabienne.

KOUGNONBAF

En voilà un galimatias ?

ÉVA.

Ma chérie, tu as reçu un appel. Il faut y répondre sans tarder.

KOUGNONBAF

Un appel ! Cette tête de pioche a reçu l’appel !

LYNDA.

Je savais que tu me comprendrais. D’une part, comme je l’ai dit, je veux recevoir en France des leçons de liberté, d’autre part, je veux retrouver ces brebis égarées que le Seigneur m’a confiées.

KOUGNONBAF

Mon Dieu, mon Dieu !

ÉVA.

Comment vas-tu les retrouver ?

LYNDA.

L’Esprit-Saint me guidera.

KOUGNONBAF

Amen !

LYNDA.

Mais d’abord je veux leur écrire : leur rendre témoignage de mon salut.

KOUGNONBAF

Alléluia !

ÉVA.

Tu ne connais pas leur adresse.

LYNDA.

Non.

KOUGNONBAF

Dans le ciel, il doit bien se trouver un ange facteur.

LYNDA.

Je vais déjà écrire mon courrier. Pour l’adresse, je verrai bien. Mohammed Bendjellabah, il ne doit pas y en avoir cinquante-six.

KOUGNONBAF

Il y a deux millions d’habitants, à Paris, banane !

ÉVA

Prépare ton courrier, prépare tes valises et aiguise ta foi. Ton Seigneur s’occupe du reste.

(Elles sortent).

Scène IX

KOUGNONBAF

Voilà notre Syldurie bien lotie avec ces deux fissurées du bocal ! Il est temps que je m’empare du pouvoir avant que ces deux filles ne fassent de nous les citoyens d’une république bétravière.

Ainsi, ma chère Lynda, aussitôt intronisée dans ta nouvelle fonction, tu retournes de cacher dans le métro parisien comme un lapin dans son terrier. Eh bien ! Bon voyage, petite garce ! Ce n’est pas moi qui te supplierai de rester. Bien au contraire, tu me rends le travail plus facile. Je pourrais comploter à souhait sans crainte que tu ne découvres mes plans. Quant à la petite gourde, je n’aurai aucune peine à la mettre hors course.

Inutile de révéler à ce lourdaud de Bifenbaf ce que je viens d’apprendre. Allons trouver Sabine. Elle m’aidera de sa science pour m’emparer du pouvoir absolu.

“Que la grâce et la paix vous soient données de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus–Christ.” (Ephésiens 1:2)


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