Scène IV
BIFENBAF – KOUGNONBAF – ÉVA
ÉVA
Qu’est-ce qui justifie ces vociférations ?
KOUGNONBAF
Des vociférations ? Vous avez entendu quelqu’un vociférer, mon cher Marquis ?
BIFENBAF
Non, cher Marquis. Tout en ce lieu respire le calme et la tranquillité.
KOUGNONBAF
Je dirais même plus…
ÉVA
Auriez-vous l’audace de vous moquer de moi ?
KOUGNONBAF
Peut-être, dans l’ardeur de notre discussion, aurions-nous, tout à fait inconsciemment, élevé le ton.
ÉVA
Bien sûr !
KOUGNONBAF
Lorsque nous parlons de musique, et particulièrement de la musique russe, nous sommes animés d’une telle passion que souvent nous nous emportons.
BIFENBAF
Nous avions engagé un débat enflammé au sujet de… de…
KOUGNONBAF
De Prokofiev.
BIFENBAF
Ah ! Prokofiev ! L’amour des trois oranges, Lieutenant Kijé, Shéhérazade…
KOUGNONBAF
Ah ! non. Shéhérazade, c’est Rimsky-Korsakov.
BIFENBAF
Vous croyez ?
ÉVA
Me prenez-vous pour une andouille ? Je vous rappelle, messieurs, que c’est dans cette salle même que le cœur de mon père a cessé de battre. Vos éclats de voix sont une insulte à sa mémoire. Je vous promets que vous serez tous deux sévèrement punis.
BIFENBAF
Je vous demande pardon, Altesse.
KOUGNONBAF (à part)
Je n’ai jamais vu Éva montrer une telle autorité. C’est vrai qu’en l’absence de sa sœur, c’est elle la reine par intérim. Laquelle de ces deux pintades sera la plus difficile à cuire ?
ÉVA
Mais !… aurais-je mangé de mauvais champignons ? Kougnonbaf ! Qu’est-ce que vous faites ici avec cette chèvre ? Et vous ? Qu’est-ce qui glousse et gesticule dans ce sac ? Avez-vous l’intention de monter un cirque dans ce lieu respectable ? voilà que me scandalise ! J’exige des explications.
KOUGNONBAF (à part)
Nous voilà dans les sables mouvants !
BIFENBAF (à Kougnonbaf)
Dites-lui quelque chose, Kougnonbaf.
ÉVA
Alors, messieurs. Est-ce la faute de Stravinski, ou celle de Borodine ?
KOUGNONBAF
Ni l’un ni l’autre en vérité.
ÉVA
J’attends. … Vous n’avez rien à me dire ? parfait. Résumons-nous : Dans ce salon rempli de la mémoire du feu roi Waldemar, vous vous querellez en échangeant des injures de charretier. Plus grave encore, vous transformez cet endroit en basse-cour. Écoutez-moi bien tous les deux, je ne suis pas d’humeur à badiner. Je vous recevrai chacun à son tour, face à face, et je vous interrogerai. Vous ne quitterez pas ma présence tant que je n’aurai pas reçu vos explications. Et malheur à vous deux si je n’en suis pas satisfaite. Je ne montrerai aucune complaisance à votre égard.
(entre Sabine, sans voir Éva).
Scène V
BIFENBAF – KOUGNONBAF – ÉVA – SABINE
SABINE
Je n’aurais pas oublié mon foulard, par hasard ?
(appercevant Éva)
Éva !
ÉVA
Sabine Mac Affrin !
KOUGNONBAF
On peut dire que vous vous pointez au bon moment ?
ÉVA
Qu’est-ce que vous faites ici ?
SABINE
J’ai oublié mon foulard.
ÉVA
Je vous demande ce que vous faites ici, au palais royal de Syldurie où vous êtes interdite de séjour ? Ensorceleuse ! Mon père ne vous avait-il pas interdit de remettre les pieds en ce lieu ?
SABINE
Je… Je ne fais que passer. J’ai oublié mon foulard.
ÉVA
Je comprends déjà mieux la présence de cette chèvre et de cette poule. Vous manigancez tous les trois quelque sordide complot, et vous vous appuyez sur le pouvoir occulte de cette cuiseuse de mandragore.
SABINE
Mais… Je venais reprendre mon foulard.
ÉVA
Eh bien ! Prenez votre foulard et disparaissez de ma vue, avant que je vous fasse jeter dehors sans ménagement.
SABINE
Inutile de déranger toute la garde royale ! je m’en vais.
ÉVA
N’oubliez pas votre foulard.
KOUGNONBAF
Puisque vous sortez, débarrassez-moi donc de ce bestiau qui fait des cochonneries partout. Nous ne sommes pas français pour boire le vin blanc avec du crottin de chèvre.
(Sabine sort avec la chèvre.)
ÉVA
Vous aussi, Bifenbaf, débarrassez-moi le plancher avec votre poulet, avant que ce soit moi qui vous plume les ailes.
(Bifenbaf se dirige vers la sortie. Kougnonbaf le suit.)
Vous, restez, Kougnonbaf. Nous avons des tas de chose à nous dire. L’interrogatoire commence par vous. À tout Seigneur, tout honneur.
KOUGNONBAF
Ottokar, mon petit, ça va être ta fête. Je la vois venir d’ici.
Scène V
KOUGNONBAF – ÉVA
ÉVA
J’ai deux questions, j’attends deux réponses : Quel était le sujet de votre discussion avec Bifenbaf ? Que complotez-vous avec cette sorcière de Sabine Mac Affrin ?
KOUGNONBAF
Quel mauvais pas ! Il faut que je trouve vite un mensonge pour me sortir de là.
ÉVA
J’attendrai le temps qu’il faudra, dussé-je passer toute la nuit à vous regarder dans les yeux.
KOUGNONBAF
Par quelle question voulez-vous que je commence ?
ÉVA
Ne poussez pas trop loin l’opercule, Ottokar. Je suis furieuse.
KOUGNONBAF
Je me suis trompé sur toute la ligne. Cette fille est tout sauf une petite gourde. (à Éva) Je n’ai rien à vous dire.
ÉVA
Vous avez tort.
KOUGNONBAF
Vous pouvez me frapper toute la nuit, je ne parlerai pas.
ÉVA
J’ai des méthodes beaucoup moins barbares : Il me suffit de vous fixer du regard jusqu’à ce que vous capituliez. C’est Lynda qui m’a appris ça.
KOUGNONBAF
D’accord ! d’accord ! Vous me faites subir une torture psychologique. Je vais parler.
ÉVA
J’écoute.
KOUGNONBAF
D’abord, pour la chèvre, je n’y suis pour rien. C’est Bifenbaf.
ÉVA
Ce n’est pas moi, c’est lui. Comme à l’école maternelle. Continuez.
KOUGNONBAF
C’est Bifenbaf qui a manigancé tout cela. D’ailleurs il vous expliquera tout en détail quand vous l’aurez bien assaisonné. Bifenbaf, c’est un ambitieux sans scrupule, un traître, un Ganelon. Il veut profiter de l’absence de la reine pour s’approcher du pouvoir, le lâche. Pour assurer la réussite de son plan diabolique, il s’est assuré l’aide du diable. Et la sorcière lui a demandé de la viande fraîche pour l’offrir à la « Toute-puissance », comme elle dit.
ÉVA
C’est pourtant vous qui teniez la chèvre en laisse.
KOUGNONBAF
Ce n’est pas moi, je le jure, sur la tête de ma mère. Bifenbaf, il ne s’en sortait pas avec la chèvre, elle lui donnait des coups de cornes. Alors, il m’a laissé m’en débrouiller.
ÉVA
Et je vais devoir avaler ça !
KOUGNONBAF
C’est la vérité. Un Kougnonbaf ne ment jamais.
ÉVA
Nous en reparlerons.
KOUGNONBAF
Bon, eh bien !… J’apprécie beaucoup votre compagnie, mais il est temps que je m’en aille.
ÉVA
Vous n’allez pas me quitter ainsi. Vous n’avez pas répondu à ma seconde question.
KOUGNONBAF
Oh ! Altesse ! Si nos éclats de voix vous ont offensée, je vous en demande pardon. Je dois partir, à présent.
ÉVA
Vous allez rester ici, et vous allez parler. Je veux savoir la cause de votre altercation.
KOUGNONBAF
Oserai-je vous l’avouer ?
ÉVA
C’est dans votre intérêt.
KOUGNONBAF
Je n’ose.
ÉVA
Regardez-moi en face.
KOUGNONBAF
C’est bon, c’est bon. Cessez le feu, je me rends.
ÉVA
Alors ?
KOUGNONBAF
C’est Bifenbaf qui a commencé.
ÉVA
Mais voyons !
KOUGNONBAF
Bifenbaf, ce maraud, ce pendard, ce gredin, ce sacripan, cette fripouille, ce scélérat…
ÉVA
Passons sur ses titres de noblesse et entrons dans le vif du sujet.
KOUGNONBAF
Bifenbaf, ce vaurien, ce va-nu-pieds, ce roturier, ce… Il a eu l’outrecuidance, Votre altesse, de vous qualifier de qualificatifs inqualifiables.
ÉVA
Qu’a-t-il dit de moi ?
KOUGNONBAF
Altesse, je n’oserai le redire.
ÉVA
Osez.
KOUGNONBAF
Il vous a traité de… de petite gourde.
ÉVA
De petite gourde ?
KOUGNONBAF
De petite gourde. Pouvais-je tolérer cet outrage à Votre Altesse ? mon sang s’est mis à bouillir. J’ai exigé qu’il vous présente des excuses, mais il a refusé, alors j’ai élevé la voix, et nous étions sur le point de nous battre en duel lorsque vous êtes intervenue.
ÉVA
Mais, Marquis, Bifenbaf a le droit de penser de moi ce qu’il veut. Vous vous êtes mis en colère pour bien peu de choses et vous avez risqué votre vie pour moi.
KOUGNONBAF
Risqué ma vie ? Le terme est un peu fort. Je vous aurais découpé cette espèce de gros saucisson en fines rondelles avant qu’il ait tiré son rasoir du fourreau.
ÉVA
Sans aucun doute, mais tirer l’épée pour moi…
KOUGNONBAF
Je…
ÉVA
Vous me semblez embarrassé.
KOUGNONBAF
Comment vous dire ?…
ÉVA
Détendez-vous !
KOUGNONBAF
Eh ! bien ! Tant pis. Traitez-moi comme il vous plaira, mais je vais tout vous dire. Si ces paroles m’ont rempli d’une telle fureur, c’est que… C’est que… Ne devinez-vous pas ?
ÉVA
Non.
KOUGNONBAF
Éva, ma jolie princesse, jamais je n’ai eu le courage d’avouer mes sentiments. Il a fallu que je capitule sous la menace de vos beaux yeux. Éva, si j’étais prêt à tuer pour vous, c’est parce que je vous aime.
ÉVA
Oh ! Marquis ! Je suis abasourdie… Si j’avais pensé…
KOUGNONBAF
Vous ne me chassez pas ?
ÉVA
Oh ! Non, cher Marquis.
KOUGNONBAF
Éva, vous êtes la plus grande femme du royaume, après la reine, et je ne suis qu’un méprisable hobereau de province. Pousserai-je ma folie jusqu’au bout ? Aurai-je la témérité de demander votre main ?
ÉVA
Poussez, marquis, poussez. Demeurez fou et téméraire.
KOUGNONBAF (à part)
Voilà qui est bien enveloppé. Tout bien pesé, je ne m’étais pas trompé. Cette fille n’est vraiment qu’une pauvre petite gourde. Bien ! Je te l’ai ligottée comme il faut, Elvire va maintenant couper les griffes et briser les dents de ma tigresse. La voie est libre. Bientôt je serai roi, ce qui est pour moi un bon début. Sitôt parvenu sur le trône, je m’autoproclamerai empereur.