ACTE IV
Même décor.
Scène première
LYNDA – JULIEN
LYNDA
Alors ? mon petit Julien ? Comment trouves-tu la Syldurie ?
JULIEN
Tu as bien raison, ma petite reine, ton pays est le plus beau pays du monde, loin de Paris et de ses turbulences. Je me sens bien ici.
LYNDA.
As-tu visité notre capitale ? La cathédrale Sainte-Fédorova ? Les quartiers histo-riques?
JULIEN.
Bien sûr, et je suis aussi allé voir les nouveaux quartiers qu’Eva a commencé de faire construire. Un village ou les pauvres pourront enfin aspirer au bonheur. Quel merveilleux projet !
LYNDA.
Je t’emmènerai aussi voir le lac de Selsisar : Une larme de pluie au milieu des montagnes qui séduisit le poète Anton Pavlov. Un paisible endroit pour y commencer une histoire d’amour.
JULIEN.
Une histoire d’amour ? Tu prends plaisir à te moquer de moi.
LYNDA.
Peut-être… et peut-être pas…
JULIEN.
Tu me mets mal à l’aise. Tu as vraiment été gentille de m’avoir invité dans ton pays. Je suis tellement déstabilisé par toutes mes aventures ! J’ai besoin de repos et d’oubli. J’ai l’esprit troublé. Figure-toi… tu vas encore te moquer de moi… figure-toi que dans les couloirs de ton beau palais, j’ai cru voir passer Elvire.
LYNDA.
Elvire ? Ici ? Chez moi ? Mon pauvre petit Julien ! Tu as vraiment besoin de repos. Ne rentre pas en France tant que tu n’as pas oublié ta sauterelle. Non, rassure-toi, je ne sais pas où Elvire a décidé de passer ses vacances, mais certainement pas en Syldurie. Le climat y serait très malsain pour elle.
JULIEN.
Évidemment ! Je suis stupide. J’ai beaucoup de peine à me détacher de son image. J’ai aperçu une jeune femme qui lui ressemblait, c’est tout.
LYNDA.
J’aimerais tant que tu l’oublies ! Tu l’aimais tant que cela ?
JULIEN.
J’ai le cœur trop fragile : « Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé, - Brûlé de plus de feux que je n’en allumai. » Ainsi parlait un de nos poètes.
LYNDA
Tu rencontreras bientôt celle qui t’aimera, je te le promets.
JULIEN
Serais-tu prophétesse ?
LYNDA
Peut-être… et peut-être pas…
JULIEN
J’aimerais bien être aimé un jour, mais je suis si maladroit… Je sais bien que tu n’as pas de tels soucis. Tu es belle et tu es reine. Tu épouseras bientôt un prince ou un grand-duc.
LYNDA
Peut-être… et peut-être pas…
JULIEN
Tu sais, Lynda, je suis vraiment heureux de posséder ton amitié. Quand je pense à cette folle soirée où nous nous sommes rencontrés… Nous avons bien changé l’un et l’autre, mais j’étais vraiment amoureux de toi. J’ai aussi aimé Elvire, mais ce n’était pas la même chose. Aucune fille sur la terre ne pourra jamais te ressembler.
LYNDA
Est-ce que tu as gardé un sentiment pour moi ?
JULIEN
Te mentirai-je ? J’aimerais te dire non. Tu m’as déjà tant fait souffrir, et j’ai peur de souffrir encore.
LYNDA
Nous aurions pu nous aimer dès ce jour-là, si je n’avais pas tout gâché par ma sottise et ma méchanceté.
JULIEN
Tu t’amuses encore à me torturer.
LYNDA
Peut-être… et peut-être pas… Allons-nous infiniment nous mentir et feindre de nous ignorer ? Qu’attends-tu pour me demander ma main ? Que je la donne à un autre ?
JULIEN
Lynda, tu te moques encore de moi.
LYNDA
Aujourd’hui je suis dans mon bon sens, à jeun, d’aplomb et d’équerre. C’est avec toi que je veux continuer ma vie.
JULIEN
Lynda… je…
LYNDA
Allez, je t’emmène voir ce lac dont je t’ai parlé. C’est un lieu tout à fait romantique pour commencer une histoire d’amour.
(Ils sortent tous les deux, entre Kougnonbaf.)
Scène II
KOUGNONBAF – ELVIRE
(Kougnonbaf va se servir un verre de whisky, Elvire entrouvre la porte, vérifie qu’il n’y a personne d’autre sur scène et entre.)
KOUGNONBAF
Entrez donc, Mademoiselle Saccuti. Prenez place. Voulez-vous un whisky ?
ELVIRE
Avec plaisir, cela devrait me relever de tous mes états d’âme.
KOUGNONBAF
À votre santé, et au royaume de Syldurie.
ELVIRE.
À la Syldurie.
KOUGNONBAF
Êtes-vous bien sûre, au moins, que personne ne vous a vu venir ici ?
ELVIRE.
Je n’ai vu personne, pas celle, en tout cas, dont nous réclamons la peau, la viande et les os.
KOUGNONBAF
Me voilà rassuré.
ELVIRE.
J’ai cru voir, mais je me suis certainement trompée… J’ai cru apercevoir mon ancien amoureux se promenant dans un couloir.
KOUGNONBAF
Vous auriez mal vu. Que viendrait-il faire ici, votre ami… Adrien ?… Lucien ?
ELVIRE.
Julien.
KOUGNONBAF
N’ayez nulle craint. Il est resté chez lui, et tout le monde ignore, à part celle qui sait tout, et moi-même, que vous êtes à Arklow.
ELVIRE.
Celle qui sait tout ?
KOUGNONBAF
Vous aurez l’occasion de la connaître.
ELVIRE.
Vous avez raison, monsieur le Marquis, j’ai dû voir un jeune homme qui ressemblait à Julien.
KOUGNONBAF
Maintenant que nous avons savouré cet excellent whisky made in Bulgaria, pénétrons tout de suite dans le vif du sujet. Je suis très mécontent. Je vous ai payé très cher pour une mission, et vous n’avez pas rempli votre contrat. Je ne comprends pas : Vous teniez votre proie à votre merci, et c’est à ce moment-là que vous avez échoué. Quelles sont vos explications ?
ELVIRE.
J’en suis accablée, croyez-le bien. J’étais si près de la victoire ! Mais Lynda n’est pas une ennemie ordinaire. Je crois qu’elle possède des pouvoirs. C’est une sorcière, où alors une prophétesse, comme Élie, qui faisait descendre le feu du ciel.
KOUGNONBAF
Voilà qui pourrait nous être utile. Où habite-t-il, cet Élie ? à Paris ?
ELVIRE.
Alors qu’elle-même et ses complices étaient acculés dans cette ferme encerclée de soldats, un vent bizarre s’est levé, un vent qui jetait les jetons à tout le monde. Tous les canons étaient pointés sur elle. Elle a brandi sa Bible. Elle a prononcé d’étranges paroles. Il y était question de feuilles qui tremblaient. Et toute cette armée s’est enfuie comme si le diantre était sorti par la cheminée. Ensuite, je me suis retrouvée face à elle, elle m’a transpercée de ses yeux de braise comme un archer de ses flèches. J’ai fui devant elle. Elle m’a terrassée et humiliée. Combien de temps devrais-je la maudire encore ? Cela me fait mal ! Je n’aurais pas le cœur en paix tant que je ne l’aurais pas tuée.
KOUGNONBAF
Moi qui avais anticipé votre victoire en la publiant dans ma presse : « Édition spéciale : La déchéance et la mort de Lynda. » Elle est tellement bien morte qu’elle m’a crédité d’un aller-retour à m’aplatir les deux oreilles.
ELVIRE
Vous l’avez peut-être un peu cherché.
KOUGNONBAF
Ne m’eut-elle fait subir que cela ! Elle m’a interrogé plus d’une heure dans son bureau. Pendant plus d’une heure, elle m’a pressuré. Il m’a fallu soutenir son regard de gorgone. Trois minutes de plus et je lui avouais tout. Mais un Kougnonbaf ne se laisse pas si facilement décontenancer. Je me suis aplati, j’ai largement demandé pardon pour mes écarts de conduite, à la suite de quoi elle m’a laissé partir. Mais elle découvrira rapidement notre complot. Il va falloir agir vite.
ELVIRE
Donnez-moi une nouvelle chance !
KOUGNONBAF
Vous l’aurez. Naturellement, elle a aussi cuisiné le gros Bifenbaf, celui qui rêve de l’épouser. Je craignais qu’il se mette à table, mais le pauvre imbécile s’est tellement embrouillé dans ses bafouillages qu’elle n’a rien pu en tirer.
ELVIRE
C’est fort heureux.
KOUGNONBAF
Nous ne pourrons plus désormais compter sur la complicité involontaire de la petite cruche.
ELVIRE
La petite cruche ?
KOUGNONBAF
Sa sœur à qui j’avais promis le mariage. Elle aussi est passée à confesse. Lynda lui a passé un de ces savons ! Que dis-je ? Un baril de lessive ! La pauvre fille en est sortie en pleurant, et elle m’a passé la paire de beignes qui manquait à ma collection.
ELVIRE
Et elle a rompu vos fiançailles.
KOUGNONBAF
Croyez-vous que je l’aurais épousée de toute façon ?
ELVIRE
Non.
KOUGNONBAF
Alors, parlons peu, mais parlons bien. Il faut en finir le plus tôt possible avant qu’elle en finisse avec nous. Lynda ne sait pas que vous faites partie du complot, c’est votre avantage. Quant à moi, elle ne me lâche pas des yeux. Elle m’a fixé un périmètre dans le palais dont je n’ai pas le droit de sortir. Je suis puni comme un élève du cours élémentaire. Il ne me manque plus que les deux cents lignes et le bonnet d’âne.
ELVIRE
Cela vous rappelle votre jeunesse.
KOUGNONBAF
Ce soir, je devrai prendre la parole sur TS-crét1, après le journal de vingt heures, et je devrai demander pardon pour avoir diffusé des informations diffamatoires et mensongères, et promettre que je ne recommencerai plus, sinon elle me donnera la fessée.
ELVIRE
Elle vous donnera la fessée ! J’aimerais vraiment voir ça ! Je vous promets que je ferai des photos.
KOUGNONBAF
Elle me traite comme un garnement alors que j’ai l’âge d’être son père. J’enrage ! Mais vous n’êtes pas en mesure de persifler. (Il lui présente un revolver.) Vous savez vous en servir ?
ELVIRE
Ça ne m’a pas l’air très compliqué.
KOUGNONBAF
Ce petit poussoir, c’est une sécurité pour les maladroits. Vous poussez. Vous armez en tirant la culasse vers vous. Et c’est prêt. Vous visez. Vous tirez. Vous tuez.
ELVIRE
Enfin, vous remettez entre mes mains l’outil de ma vengeance. Je saurai l’utiliser à bon escient. Ah ! ma chère Lynda, tu feras moins la victorieuse quand je pointerai cette arme sur ton nombril. Ah ! Te voir maintenant face a moi, te voir tomber à mes genoux, lire l’épouvante dans tes yeux, entendre la terreur dans ta voix : « Pitié, Elvire ! Ne me tue pas. Je ferai ce que tu voudras. » Et pour toute réponse, je l’abattrai. À moins, monsieur le Marquis, que vous vouliez partager ce moment d’extase. Je crache sur elle la moitié du chargeur, et je vous laisse la finir.
KOUGNONBAF
Votre proposition me paraît très alléchante, mais je vous demande d’honorer votre contrat. Je vous paie assez cher pour cela. Et vous serez mieux rétribuée encore. Quand nous serons débarrassés des héritières du roi, je m’élèverai au pouvoir, et vous ne regretterez pas de m’avoir servi. Je serai roi et vous serez princesse. Je vous rappelle au passage que je suis célibataire. Vous pourriez devenir ma reine. Nous dirigerons tous deux ce pays d’une main de fer.
ELVIRE
J’y réfléchirai.
(à part)
Mon Dieu quelle aventure ! Si je m’attendais à ce qu’un jour on m’offre un royaume ! L’inconvénient, et j’avoue qu’il est de taille, c’est qu’il faudrait épouser ce barbon dont je pourrais être la fille. Mais nous n’en sommes pas encore là. Commençons par descendre Lynda, et nous verrons après.
KOUGNONBAF (à part)
Ma foi, voilà un complot bien ourdi. Cette jeune écervelée fait pour moi le sale travail : Elle tue Lynda, et aussi Éva dans la foulée, en laissant de belles traces de doigts sur l’arme du crime. On l’arrête, et avant qu’elle ne passe aux aveux, j’aurais versé dans son café un petit comprimé de la boutique à Sabine. Personne ne saura qui a commandé ce double meurtre. C’est alors que, fort du pouvoir caché que m’a donné la magicienne, je fais mon coup d’état, et me voilà sur le trône.
(à Elvire)
Il est temps maintenant de nous séparer. Je préfère qu’on ne nous voie pas ensemble et qu’on ne vous voie pas du tout.
ELVIRE
Soyez tranquille. Je serai discrète. J’ai l’impression que les yeux de Lynda sont dans tous les murs et à toutes les fenêtres. Je ne sais où me cacher.
(Sort Kougnonbaf.)
Racine