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Publié le 25 juillet 2009 par El_dominisuisso

* * * * *
Toc, toc, toc…
J’ouvre les yeux. Karp est déjà derrière la porte. Je me mets assis sur le lit et je fais signe à Karp d’ouvrir la porte, ce qu’il fait.
Deux porteurs pénètrent dans la chambre, encombrés d’une assez grosse malle en cuir qui semble peser lourd. Mais qu’est-ce qu’il peut y avoir là-dedans ?
Les deux manutentionnaires posent la malle au sol, près de mon lit. Puis l’un deux me tend une enveloppe contenant  visiblement un objet.
–On m’a dit de vous remettre cela lorsque vous réglerez la note.
–Comment ça, régler la note ? Tel que je connais l’expéditeur il a du vous payer. Non ?
J’arrache l’enveloppe de la main du porteur qui voulait empocher la double mise.
–Ah mais oui, j’avais oublié. C’est l’habitude, pardon. Normalement nous sommes payés à la livraison.
–Oui, oui, c’est ça. Allez, vous pouvez disposer…
Les deux font une courbette gênée et s’en vont. Karp referme la porte. Et je tourne à nouveau mon regard vers cette malle mystérieuse.
Elle mesure environ 60 cm de haut et 60 cm de profond, pour une longueur de 1m20. C’est une magnifique malle en cuir épais. Les parties centrales du dessus et des côtés sont recouvertes d’un tissu fin avec des motifs brodés. Toutes les arrêtes de la malle sont doublées d’une lanière de cuir, épaisse elle aussi, ce qui permet de tenir le tissu des parois tendu. Les coins sont garnis de pièces en cuir supplémentaires et robustes, de sorte à ne pas abîmer la malle et son contenu lors d’un transport. Il y a sur les côtés deux poignées en cuir très solide et tenues par des lanières et de la ferronnerie fine. Tout le pourtour des lanières de cuir des arrêtes sont cloutés avec des clous en laiton qui portent chacun les armoiries d’une ville d’Europe. Il doit bien y avoir une centaine de clous en tout, et ainsi on peut retrouver une bonne centaine de villes d’Europe représentées par leurs armoiries. C’est incroyable de précision. C’est magnifique. C’est époustouflant ! Cette malle a dû appartenir à un prince !
Il y a deux serrures sur le devant. De la forgerie fine. Et dans mes mains je tiens la clé qui était contenue dans l’enveloppe que le porteur m’a remise. Il y avait un petit mot aussi, mais  pour l’instant cette malle me fascine trop. Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir à l’intérieur ?
Je regarde Karp.
–On l’ouvre ?
Karp hoche de la tête. Il doit être aussi curieux que moi.
La malle est elle-même enveloppée dans de la toile résistante à la manière d’un simple paquet. C’est cette toile qui est scellée avec une montagne de cire (ce qui évite d’endommager la malle). Sans avoir brisé les sceaux on ne peut ouvrir la malle. Nous sommes donc bien les premiers à l’ouvrir depuis son expédition. Je prends mon couteau pour couper la toile et retirer les scellés. Et une fois la malle prête, je me baisse et j’engage la clé dans la première serrure. Puis je tourne. clic. Quel joli cliquetis ! C’est de la mécanique fine ! Je mets la clé dans la seconde serrure. clic. Merveilleux. Et maintenant j’ouvre la malle.
Un tissu recouvre tout le contenu de la malle, de sorte que dans l’immédiat je ne vois rien d’autre que l’intérieur du couvercle. Un tissu encore plus prestigieux est tendu sur l’intérieur, et je peux voir un sigle pressé en relief dans le cuir et le tissu. Je n’ai jamais vu une si belle malle. Mais fini d’admirer. Que va me rapporter cette pêche miraculeuse ? Alors…
Sous le tissu je découvre trois compartiments. Deux ont un couvercle et le compartiment central est ouvert. C’est là que se trouvent des paquets de parchemins. Des tas. Ils sont ficelés par petits paquets qui forment un plus gros paquet, lui-même ficelé avec de la toile et scellé avec la même cire que la malle l’était. Le sceau [empreinte d’armoiries dans la cire] aussi est le même, mais je ne le connais pas. Peu importe. Il y a là six, sept… non, huit paquets de parchemins. Au moins 300 pages de parchemins à lire ! Et aucun des paquets ne porte d’inscription sur le dessus. Il faut ouvrir pour voir de quoi cela traite. Bof… Nous verrons. Et le compartiment de gauche, alors ?
J’ouvre doucement le couvercle du compartiment gauche. Celui-ci est divisé en deux. Encore des parchemins. Mais ceux-ci sont grands et enroulés sur eux-mêmes. A voir ils doivent être encore plus précieux que les précédents documents, car ils sont tous enveloppés dans un cuir fin qui peut résister à l’eau. Il y en a 14 comme ça. Ma curiosité étant piquée au vif je prends le premier parchemin que ma main attrape et je le pose sur le lit. Je vais regarder cela dans un instant. Mais d’abord encore le compartiment de droite. Je lève le couvercle. Dessous il y a un petit caisson en bois précieux qui est posé sur le dessus, avec des compartiments de tailles différentes. Un peu comme pour une collection de roches. Cela peut servir de vide-poche, rien ne s’y troue. Je le soulève par la poignée et je le pose sur le lit aussi. Sous ce caisson se trouvent encore deux compartiments. Dans l’un il y a une trousse en cuir enroulée et dans l’autre il y a quelques effets. Une chemise et une veste, dignes d’un officier. Mais ce n’est pas un uniforme. Juste un ensemble très, très distingué.
Alors et donc : sur le lit se trouvent des paques de parchemins, un parchemin roulé dans sa gaine de cuir et la trousse enroulée en cuir. Prenons celle-ci d’abord. Je défais les lanières qui la maintiennent fermée et je la déroule sur le lit.
Ce sont des instruments de navigation. Tous neufs. Un compas, un rapporteur d’angle, une réglette, un octant [ancêtre du sextant] à l’état démonté, une boussole, une longue-vue, une petite lame pour tailler les becs de plume, de l’encre, une petite fiole de sel pour sécher l’encre sur les cartes, un fil à plomb, un petit miroir rectangulaire, une loupe et trois pierres à silex. Cette trousse est digne d’un Amiral !
Ouvrons maintenant le parchemin enserré dans le cuir étanche… Doucement… Le cuir est serré et le parchemin a peut-être séché un peu…. doucement…
Le dernier bout de la gaine en cuir se retire et le parchemin se met à se dérouler. C’est un grand format. Je vois que c’est une carte. C’est… une carte des Caraïbes. Datée de 1708. Flambante neuve, avec toutes les dernières informations. C’est du travail de premier ordre…
Je suis de plus en plus curieux. A quoi doit servir tout ceci ? Je veux en voir plus. Je prends encore deux ou trois rouleaux à cartes et je les déballe les uns après les autres avec soin. Encore des cartes. Mais cette fois avec plus de détails : Jamaïque, Les Îles Caïman, Cuba, Hispañola, Puerto Rico. Et une autre carte mentionne toutes les îles au nord de Cuba. Les Bahamas et Turk & Caïcos, l’île aux Iguanes. D’autres cartes encore montrent toutes les petites îles des Antilles : Saint Martin, Barbados, Antigua,  Montserrat, Marie Galante, La Guadeloupe, La Dominique, La Martinique, Saint Lucie, Saint Vincent, les Grenades et finalement aussi La Barbade. Tout est là. Et toutes les cartes sont datées de 1708. Il y a des cartes françaises, anglaises, espagnoles, portugaises. Il y a de tout. Une vraie bibliothèque. En plus pour certaines colonies il y a même un croquis du plan de la ville. C’est un travail extrêmement abouti et tout à fait à la mesure de la malle qui le contenait. Je suis impressionné par tant de précision. A tel point que toutes les cartes ont fini déballées sur le lit.
A qui peut bien appartenir cette malle ?
Je regarde encore la veste et la chemise qui sont posés sur le lit avec les autres affaires. Hm… Tissu anglais, mais la taille du tissu est de Milan. La chemise est en soie blanche, mais assez épaisse. Pas très français, pourtant on dirait à première vue.
Et les instruments de navigation ? La trousse est finement ouvrée, mais dans un cuir robuste qui ne craint pas la mer. Tous les outils ou instruments sont neufs. Flambant neufs. Il n’y a nulle part un sceau ou des initiales. Encore moins des armoiries. Si ce coffre était la propriété d’un noble ou d’un membre d’une famille royale quelconque il serait truffé d’armoiries, ainsi que tout son contenu. Là ce n’est visiblement pas le cas. Mais celui qui a constitué ce coffre était riche comme un prince, cela se voit.
Soudainement je me rappelle le petit mot qui était glissé dans l’enveloppe, avec la clé. Je saisis l’enveloppe sur la table et j’ouvre le petit parchemin.
« Merci encore, El Dominisuisso. Et à Dieu vat ! »
Hm. Au moins il aura retenu mon nom.
–Karp, tu veux bien ranger tout ça propre en ordre, je vais commencer à étudier les parchemins.
Quelque chose me dit que le plus intéressant est contenu dans toutes ces lignes à lire.
* * * * *
Je lis. Je lis. Je lis. Je lis tout l’après-midi. Je lis tout le soir. Je lis toute la nuit.
Karp s’est débrouillé pour nous faire monter à manger et je n’ai pas levé les yeux de mes documents. J’ai mangé en lisant. Et j’ai lu après manger.
Des rapports, des rapports et encore des rapports. Sur tout et de partout. Récoltes, Situations politiques, Ressources militaires. Bilans commerciaux, Informations générales… De France. D’Italie. D’Espagne. Du Portugal. D’Angleterre. Des Pays Bas. Et même de l’Empire Germanique, jusqu’en Pologne. Je peux vous les énumérer tous si vous le voulez, mais leur énumération n’a aucun intérêt. Ce qui en a par contre, c’est le recoupement des informations contenues dans tous ces rapports. Ils ne sont pas choisis au hasard. Par exemple : les bilans commerciaux font état d’échanges de ressources entre les différents royaumes. Les rapports militaires se concentrent sur les chantiers navals d’Europe. Les rapports sur les récoltes permettent de prévoir la répartition des récoltes.
Il y a là encore une fois une multitude détails listés avec minutie. Un travail titanesque a été fourni pour établir tous ces rapports. Ce qui est frappant, c’est que absolument tous les documents sont signés et datés de 1708 ou 1709. Il n’y a rien de plus ancien. Donc toutes les informations sont récentes. Incroyable.
Donc, je disais, le recoupement de toutes ces informations dégage une image plus générale. Un peu comme si vous vous éloignez d’une fresque. De près vous voyez la tête du cheval, quand vous reculez vous voyez le cheval et son cavalier, et lorsque vous reculez encore vous voyez la charge de toute la cavalerie. Eh bien si vous voulez, chacun de ces rapports est une tête de cheval, chaque pile de rapport est un cavalier, et toutes les piles ensemble donnent une fresque. Sauf que ce ne sont pas des cavaliers que je vois. Non. Mais des navires. De gros navires. Lourdement armés. Et en grand nombre. La fresque qui se dessine devant moi –au fur et à mesure que je lis les rapports– est une fresque sombre qui annonce une grande, grande bataille. Et une longue, longue guerre. Avec beaucoup, beaucoup de sang, de morts et de blessés… Ces rapports sonnent le Glas de l’âge d’or de la piraterie. Et je suis le seul à le savoir…
Laissez-moi vous dépeindre ce tableau qui se dessine à mes yeux à la lecture de tous ces documents. Comme l’image à dépeindre est assez grande, il faut la parcourir en serpentin de gauche à droite et de droite à gauche, puis à nouveau de gauche à droite. Comme une fresque quoi…
Le coin supérieur gauche de la fresque commence avec une scène de la signature des Traités de Ryswick, mettant fin aux principales guerres en Europe.  A droite de cette scène l’image enchaîne sur des peuples d’Europe qui se donnent la main. On les reconnaît bien à leurs costumes respectifs. Puis qui s’échangent du pain, du vin, de oeufs et d’autres produits de base. Ils s’échangent même des armes et des livres si vous contemplez bien le bord droit de la fresque. Le tableau continue en dessous avec les mines du nord  et de la pleine du Rhin qui fournissent du charbon et du minerai ; pendant que les pleines du centre, du sud et des plateaux alpins fournissent du blé. On y voit aussi les forges et leurs forgerons qui produisent des armes dans chaque village. Vous suivez le dessin pour arriver en plein centre de la fresque pour découvrir une scène avec des ouvriers du métal qui coulent un fût de canon.  A sa gauche on peur voir le bûcheron abattre des arbres et le cultivateurs fournir le chanvre pour les corderies royales. Et tout ce qui est produit sur cette ligne est acheminé au chantier naval qui se trouve au bord droit de notre fresque.
Jusqu’à là c’est assez pittoresque, vous me direz. Je vous l’accorde. Mais la dernière ligne de la fresque ne l’est pas : Au bord gauche on voit comment on arme et charge les navires qui sont des navires de guerre. La scène du port montre bien la quantité de matériel et d’hommes qui participent aux préparatifs. Plus loin, au centre on distingue des dizaines, des centaines de navires qui quittent les ports en direction de l’ouest : Le Nouveau Monde. Quand à la partie droite de la dernière ligne, j’y vois la scène d’une gigantesque bataille navale et la prise d’une ville côtière par ces navires européens. La ville est détruite et les habitants fuient. On peut voir un grand aigle qui s’abat sur la ville vaincue. Dans les griffes d’une de ses pattes il enserre un drapeau pirate qui brûle encore. Et dans les griffes de l’autre patte il tient le monde, tel une proie. Les villageois, en le voyant dans le ciel, s’enfuient horrifiés.
Cette fresque, c’est la fresque des navires des royaumes d’Europe qui se sont unis pour chasser une fois et pour toute la peste des Caraïbes : les pirates. L’Europe a décidé de régner sur les Caraïbes, y compris si pour cela il fallait s’allier.
Soudainement j’ai un éclair qui jaillit à mon esprit : Si je mets à côté de cette fresque mon aventure sur le « San Felipe » et l’histoire des canons qui étaient destinés aux pirates… Mon arrestation… et la suite… Il me semble que soudainement un voile se lève sur ma propre histoire. Mais dans quoi suis-je aller fourrer mon nez ?
Et maintenant ? Comment vais-je faire pour transmettre tout ce que ces rapports relatent ?
Si seulement j’avais la fresque –que je viens de vous dépeindre– à exposer, alors je pourrai facilement faire passer les informations de ces rapports au large public. Mais hélas, je ne suis pas un peintre…
La fatigue me fait cesser la lecture. Je n’ai pas encore tout lu, mais il me semble avoir suffisamment compris le sens de tout ceci pour étancher ma soif de curiosité.
Je pose les parchemins sur la table, je prends la lampe et je me couche.
Après avoir passé un dernier coup d’œil sur tout le fourbi que j’ai étalé partout je souffle la flamme de ma lampe, laissant à la lune le soin d’éclairer doucement la chambre. Karp dort depuis des heures. Et moi je ne vais pas tarder non plus.
En regardant le plafond je réfléchis encore un peu pour m’endormir. Je n’ai pas eu le temps de faire le tri sur cette étrange affaire de malle. Maintenant je pense y voir un peu plus clair : il me semble bien que quelqu’un de fortuné avait comme préoccupation de se renseigner en détail sur la situation en Europe, comme si il avait eu une prémonition sur ce qui se prépare là-bas. Ce quelqu’un devait être attaché à la cause pirate, étant donné qu’il a pris toutes les précautions utiles, y compris celle de prévoir de remettre la malle à quelqu’un d’autre que lui-même. C’est intelligent, car si cette malle restait 10 ans en dépôt quelque part, toutes les informations seraient caduques ou obsolètes.
Cette personne devait prévoir d’entreprendre quelque chose, car il semble que les instruments de navigation –comme tous les rapports– répondent à une commande. A mon avis du moins. Et je pense pareil pour les habits. Quand aux cartes, elles sont la preuve de sa détermination de profiter des dernières découvertes et connaissances pour son entreprise. Et il y a mis les moyens : la malle, les instruments, les rapports, les cartes… tout cela a coûté une fortune. Une immense fortune. Combien de gens ont bien pu collaborer à la rédaction de tous ces rapports ? Qui a bien pu collecter toutes les informations ? Il a fallu des dizaines de personnes pour réunir tout ceci. Et la demande, respectivement la commande, a du être faite il y un ou deux ans déjà pour que cette malle soit prête à l’expédition pour arriver aujourd’hui ici.
Dans quoi ai-je encore fourré mes doigts ?
En laissant ces réflexions s’égrainer dans mon esprit pendant que je me positionne pour dormir il y a un chose qui m’embête… Je me rends compte que désormais la malle toute entière est un message : « Il faut résister aux forces d’Europe qui arrivent. »
Ha ! Mais bien sûr ! Rien que ça… Je me retourne dans mon lit ; agacé.
Car je me dis que celui qui a payé pour cette malle devait posséder des dizaines de navires et avoir des alliés. Et des armes. Et de l’or. Et des relations…
Moi je n’ai rien de tout ça. J’ai juste une malle remplie de parchemins. Et Karp qui ronfle.
Et finalement, c’est le sommeil qui me calme l’esprit.
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