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Chapitre 2 : A bord du "San Felipe"

Publié le 29 juin 2009 par El_dominisuisso

A bord du "San Felipe", ou
Ça c’est de la piraterie !, ou
Récit de voyage no 612

Me voici donc à bord du « San Felipe », un deux-mâts fait pour la guerre mais qui ne provient ostensiblement pas de la marine royale (pas assez opulent), faisant route toutes voiles dehors vers je ne sais où (l’ouest, il me semble). Et tout cela sous commandement néerlandais… Tiens donc, ce nouveau monde nous réserve bien des nouveautés !
Pour l’instant je suis plutôt soulagé à l’idée d’avoir pu quitter le navire marchand que le « San Felipe » s’apprêtait à aborder il y a moins d’une heure… Même si je n’ai pas la moindre idée dans quoi je me suis embarqué à présent. Mais il est véritablement trop tôt pour oser poser des questions. Alors je me contente pour l’instant de regarder la mer, appuyé contre la rambarde du navire en attendant le coucher du soleil pour l’admirer. Qui sait, ce serait peut-être le dernier ? Comme elle sent bon, la mer. En plus ce soir, elle a ce que certains marins appellent la « chaire de houle ». Normalement, il faut être marin pour comprendre ce que cela veut dire, mais je peux tenter de vous dessiner ce qu’est la « chair de houle »…
Parfois, le soir, au lit, j’aime bien rester là, allongé avec ma partenaire à songer à mes projets, tout en caressant son corps lentement, en scrutant les reflets de lumière sur sa peau. Certaines femmes n’aiment pas -et d’autres par contre aiment- sentir la caresse fine du bout du doigt glissant doucement et lentement le long du dos, pour ensuite remonter tout aussi doucement. Certaines fois, cela provoque chez elle un frisson, et sa peau se contracte. C’est ça que beaucoup de femmes n’aiment pas : la chair de poule.
Ben la « chair de houle » est la même chose entre un marin et la mer, lorsqu’il la parcoure, glissant à sa surface de haut en bas et de long en large. Certains jours alors, la mer frissonne, et elle a la chair de houle. De petites vaguelettes régulières à perte de vue qui offrent chacune une très légère écume à son sommet. C’est le moment où le marin et la mer sont en fusion et où il n’existe aucune différence entre un marin chrétien blanc et un marin musulman noir. Ils sont marins, et donc tous ensemble, aussi éloignés soient-ils les uns des autres, ils parcourent finalement la même et unique mer, en provoquant la même chair de houle, et en prenant le même plaisir…
Qu’elle sent bon, la mer !
- Parer à virer de bord !
Saloperie ! Nun de Dië [nom de Dieu] !
Il pouvait aussi bien me le crier dans les oreilles, ce crétin ! En plus je n’avais pas remarqué le porte-voix.
Ce n’est pas que je veux être ingrat, mais quand même, on n’est pas de sauvages quand même ! Aïe, mes oreilles…
Bon, ce n’est pas plus mal que je m’arrête de rêvasser,  car il se prépare visiblement quelque chose. N’empêche que j’ai l’oreille qui siffle maintenant !
Faisons le point : je ne suis pas en cale mais bien sur le pont supérieur, donc j’ai pour l’instant plus la positon de l’invité que celle du prisonnier. Les marins (une quarantaine) et les officiers (une demie douzaine) ont l’air disciplinés et propres. Je ne vois (ou je n’entends) pas de fouet. La voilure est impeccable. Quelques canons sur le pont, vingt-quatre pour être précis. Pas d’uniformes. Ou plutôt si… à regarder de plus près. Des morceaux d’uniformes… Non ? Huh ? Hein ??
Alors, voyons… Là j’ai un marin disons plutôt portugais, celui là on dirait un espagnol. Un, deux, trois… qui semblent bien des anglais. Ah, celui-ci porte une veste de la marine française. Mais uniquement la veste. Bon, les torses nus on ne les compte pas…
C’est déroutant. Y a un peu de tout. Et maintenant que j’y songe, le capitaine ne porte pas la même veste que lors de ma venue à bord. Etrange…
Bon, affairés comme ils le sont, il va bientôt se passer quelque chose.
…bientôt se passer quelque chose.
Je sursaute : Et au large alors ???
Deux navires.
Mais comment ai-je pu les rater ? Moi et ma mélancolie !!!
Les voiles des deux navires sont baissées, et visiblement ils sont bien plus petits que le notre. Si nous affalons [baisser] les voiles, c’est que nous nous rendons à leur rencontre. Je suis rassuré à l’idée de ne pas combattre. Je n’aime pas trop ça. C’est gluant. Et je n’aime pas ce qui est gluant.
Ce que je n’aime pas non plus, ce sont les manœuvres d’approche. Quelle barbe ! Techniquement, c’est passionnant, mais dans la vie réelle c’est très barbant. Faut tout affaler, plier, ranger, donner des ordres… A moins d’y participer c’est très long, je trouve. En tout cas aujourd’hui c’est particulièrement long.
Car je ne suis toujours pas fixé sur mon sort.
La chaloupe est mise à la mer pendant que le capitaine se tient sur le pont principal, en attendant. Ils ont bien fait…manœuvrer une approche de nuit est une chose bien difficile. Et en plus, il était temps d’arriver, j’ai faim !
D’où je suis je vois le capitaine qui me regarde. Du moins c’est ce que je crois, je n’ai pas de bons yeux. Jusqu’à présent il ne m’a pas adressé la parole. Pour l’instant il monte dans la chaloupe. Probablement pour sceller mon sort. C’est dans ces moments d’attente que revient toujours cette question : ai-je bien fait de venir ?
Je regarde la chaloupe s’éloigner  pour rejoindre les deux autres navires. Haut, bas, haut, bas… le jeu des rames dans le coucher du soleil mériterait qu’on en peigne le tableau, mais aujourd’hui je n’ai pas le cœur à ça…
Haut, bas, haut, bas… ils sont parfaitement dans le rythme. Ces marins sont loin d’être des ploucs. Il va falloir jouer serré.
* * * * *
La nuit était longue. Très longue. Si un jour vous montez à bord du « San Felipe », vous trouverez certainement les empreintes de mes doigts dans la rambarde du pont supérieur. Je suis resté accroché là. De longues heures durant. A chaque instant je m’attendais entendre revenir la chaloupe, mais il se sont pris toute la nuit. Une seule fois, j’ai entendu au large un éclat de rire d’un groupe de marins (quand on connaît, on sait), mais mis à part ça, je suis resté toute la nuit à scruter le moindre indice qui pourrait me dire à quelle sauce je vais être mangé. Il n’y avait que le clapotis de vagues contre la coque. Je me serais bien fait la malle, mais à part ces trois navires il n’y avait rien. Alors où aller ?
A présent que le soleil se lève, je vois revenir la chaloupe. Le capitaine remonte à bord, s’adresse à ses officiers, regarde vers moi, s’adresse à nouveau à ses officiers, avant venir à ma rencontre. Je vous mentirai si je vous dis que je ne sens pas mon cœur battre. Sur le coup, je n’ai plus faim du tout. Par contre, j’ai très envie de pisser.
-Alors, monsieur le « je sors de je ne sais d’où pour vous donner des bons conseils », comment a été la nuit ?
-Je ne sais pas, capitaine, car tout dépend du présent jour !
Je n’aime pas les questions stupides.
-Vous ne manquez décidément pas de culot et vous avez réponse à tout, dit-il.
-Je m’y applique au mieux
-Hum. Je ne sais pas trop quoi penser de vous…
-Moi non plus, capitaine.
-Vous vous moquez de moi ?
-Non capitaine, je ne sais pas quoi penser de vous…
Je ne sais pas si je suis en train de correctement engager la conversation. Il se gratte la barbe.
-Est-ce que vous vous êtes foutu de moi ? continue-t-il.
-Je vous demande pardon ?
Je suis surpris.
-Je vous demande si vous vous êtes foutu de moi.
-Certainement pas, capitaine.
-Je me suis fait sonner les cloches, savez-vous. Et je n’aime pas me faire sonner les cloches. Dans votre navire marchand, il y avait des armes. Des armes destinés au Fort de Santo Domingo. Vous le saviez, certainement.
-Je n’en savais rien, croyez-moi.
Il y a des jours où je dois compter sur ma bonne tête… Pendant que je vois apparaître une certaine rougeur sous sa barbe le capitaine poursuit :
-J’avais pour mission d’arraisonner ce navire, de rapporter la cargaison et de disposer à ma guise du navire, de l’équipage et des voyageurs. On paye cher pour des esclaves blanches, vous savez ? Même les moches !
Il retire son chapeau pour se gratter derrière la tête et me regarde.
-En lieu de ça je reviens de mission avec un hurluberlu dont je ne sais quoi faire, dont je ne sais rien -ni même si il est sain d’esprit- avec comme seule explication une menace fantôme que cet hurluberlu inconnu m’a porté en pleine mer. J’avais du mal à m’expliquer, hier. Alors, je vous le redemande : est-ce que vous vous êtes foutu de moi ???
Le plus difficile dans les moments difficiles, c’est qu’on ne sait jamais à quel moment précis on joue l’issue d’une conversation, d’un affrontement, ou comme ici, son destin. Et aussi de ne pas montrer qu’on a les mains qui tremblent. Et aussi de contrôler les trémolo dans la voix...
-Mais capitaine,  vous leur avez parlé du « De Zambetwe » ?
Là, je dois dire, je n’ai pas compris. Alors que j’étais débout à côté de la rambarde, je me retrouve l’instant d’après plaqué contre, le buste penché dans le vide, la lame du sabre du capitaine sous la gorge et son visage à deux centimètres de mon nez… Là je le vois bien du coup !
Et il murmure, la mâchoire serrée :
- La prochaine fois que tu prononces ce nom je te tranche la tête et je la pends au mat pour un mois à titre d’exemple. Ne t’avise JAMAIS, tu entends, JA-MAIS, de prononcer ce mot devant moi, à terre ou sur mer. C’est compris ?
Si il parle au futur c’est qu’il ne veut pas me tuer. C’est bon signe.
-Compris, je lui réponds. Il relâche un peu sa prise et il continue tout en murmurant
-Les autres ne sont pas néerlandais. Et combien même ils le sont, j’ai été idiot de t’écouter. Alors donne-moi une raison de ne pas te pendre au mat, en une pièce ou en pièces détachées…
-Je ne me suis pas foutu de vous, capitaine.
Il me relâche pour me permettre de poursuivre.
-D’abord, je ne savais rien de la cargaison du navire. J’étais passager. Passager payant.
Ouuu, c’est bien ou c’est pas bien de dire ce genre de choses ??? Trop tard. Je continue.
-Les passagers ne savent jamais quelle est la cargaison. Et ensuite, je vous ai dit vrai. Les marins de notre navire se comportaient de manière bizarre. Ils étaient mous et ne sentaient pas les coups des fouets. Quand on vous fouette, vous sursautez, vous. Pas eux.
Le capitaine semble prendre de l’intérêt pour mon histoire inventée de toute pièce.
-Continue…, dit-il
-Quand nous avons vu votre voile et que vous avez hissé le pavillon noir, tout le monde s’est affolé. Mais pas eux. Du moins une grande partie d’entre eux. Et depuis 3 jours, ils ne mangeaient pas. Y avait bien de la bouille dans leur plat, mais ils ne mangeaient pas.
-Et alors… continue…, grogne la capitaine.
-Quand j’ai vu cela, j’ai pensé le navire perdu. Ceux qui étaient normaux devenaient peu à peu eux aussi bizarre. Il nous fallait bien 10 jours pour atteindre Santo Domingo, et par bon vent en plus. Jamais ces marins « zarbies » -je ne sais plus où j’ai entendu ce mot- nous auraient portés à bon port. Quand nous avons aperçu votre pavillon, j’ai demandé la longue vue au capitaine. D’abord j’ai cru que vous étiez des portugais, à cause du navire, et cela ne m’aurait été d’aucun secours. Mais ensuite, j’ai reconnu votre fanion. Je ne suis pas néerlandais, comme vous le savez et l’entendez, mais je le suis quand même. Donc, sachant que vous êtes néerlandais, je savais que j’avais une chance de me sauver de mon navire perdu. Je ne pouvais pas sauver tout le monde, mais moi oui. Et vous avec. Car monter sur ce navire, c’est embrasser la mort à pleine bouche. J’avais une chance, je l’ai saisie. J’aurais tout aussi bien pu finir sur votre mat dans la demie heure. Mais tout compte fait, c’aurait même été mieux que le sort qui m’attendait sur ce navire maudit. Quand aux armes, je suis vraiment désolé…
Je le regarde l’air dépité.
Le capitaine se frotte à nouveau la barbe et moi je me rends compte que j’ai mouillé mon pantalon. Saperlott [Saperlipopette] ! La honte ! Peste ! Mais c’est arrivé quand ???
Le capitaine s’en va. Et moi je m’accroupis à l’arrière du pont supérieur pour que le reste de l’équipage ne se rende pas compte des ma honteuse situation.
* * * * *
Il a bien fallu 1 heure pour que le capitaine revienne. J’ai mal aux genoux !
-Suivez-moi, dit-il
Je me lève et je lui emboîte le pas. Nous passons du pont supérieur par le pont principal pour nous rendre à l’intérieur, dans sa cabine. Il a de la classe, ce capitaine. Les ponts ne sont jamais désertés, sauf quand le capitaine le demande expressément. Nous entrons dans une pièce très commode mais sans luxe. Il me tend un pantalon.
-Tenez. Changez-vous. Vous n’avez l’air de rien ainsi.
-Je ne sais quoi dire, je lui réponds.
-Et bien ne dites rien et changez vous. Pour l’instant je n’ai pas la meilleure image de vous. Allez !
Pendant que je déboutonne mon falzar il me demande :
-Alors dites-moi… que savez-vous faire ?
-Faire ? je lui demande
-Oui, faire. Que savez vous faire ? Je vais devoir répéter toutes mes questions où vous allez me répondre. Décidemment je ne sais vraiment pas quoi penser de vous. Que savez vous faire ?
Je sens que je l’irrite. Si un jour vous avez à faire à un suisse-allemand, vous comprendrez peut-être son irritation.
-Ben je parle 7 langues, et je sais dire merci, bonjour et au revoir en 28 langues.
Ce n’est pas vrai, je sais le dire en 12 langues seulement, mais les gens se fatiguent toujours de vérifier à la neuvième. Alors…
-Hm. Décidément, je ne sais pas quoi penser de vous.
-Moi non plus, capitaine.
A ce moment précis, nous nous regardons droit dans les yeux. Un rictus commençait à naître sur son visage, et je dois dire que la situation me faisait sourire aussi. En tout cas ce qui est certain, c’est qu’à partir de ce moment précis, une complicité s’est installée entre le capitaine et moi. Et ce qui m’arrache un sourire supplémentaire, c’est que je sais que désormais, je ne suis plus dans une situation difficile.
-Avez-vous faim ? me demande-t-il.
-Pour deux, je lui réponds.
C’est alors que nous sommes les deux à table, devant un repas succulent (on est moins exigeant quand on a faim !) qu’il reprend notre conversation.
-Alors dis-moi ton nom, monsieur « je sors de je ne sais d’où pour vous donner des bons conseils »
-Je m’appelle «El Dominisuisso», je lui réponds
-El Dominisuisso ??? Tes parents avaient de quoi te vêtir, mais pas de quoi te donner un nom où quoi ?
-Je m’appelle El Dominisuisso.
-Par la barbe de ma grand’mère, tu recommences à m’irriter ! A chaque fois que je veux te prendre au sérieux tu me danses sur mon ventre !
-Je ne fais rien de tel... Je m’appelle El Dominisuisso. Je concède que je ne suis pas né sous ce nom, mais peu importe sous quel nom je suis né, puisque je m’appelle El Dominisuisso. Si un jour j’accomplis un fait d’armes, il faudra dire : El Dominisuisso a fait. Et non Pierre-Paul-Jaques a fait. Donc je ne me fous pas de vous.
Mon calme et mon flegme lui rendent le sien.
-Bon, alors raconte…
-Raconter quoi ?
-Ben je ne sais pas, moi. Je te ramasse en pleine mer, m’empêchant de piller un navire qu’on m’avait chargé de piller. Je me demande toujours pourquoi je me suis laissé embarquer dans ton histoire. D’accord, tu m’es sympathique. Mais j’ai un métier. Et ça ne consiste pas à ramasser des hurluberlus en pleine mer, il me semble.
-Là-dessus je vous donne raison.
-Ben alors, raconte ! Je ne sais pas si tu m’intrigues ou si tu m’énerves.
-Mes amis disent les deux. Si vous sentez les deux, c’est que vous devez être un ami.
-Pffff. Je ne sais pas quoi penser de toi.
-Moi non plus, capitaine…
Là-dessus, on s’esclaffe de rire…
Comme mon capitaine avait quant même droit à une explication, je me décide de cesser (un peu) mon jeu…
-Ecoutez mon ami, je vous concède que notre histoire est un peu farfelue. En attendant, on est là, vous et moi, à table, en train de manger… C’est donc que vous et moi avons pris la bonne décision, non ? Peu importe mon passé, ce qui compte est le présent et le futur. Le présent parce que nous partageons ce repas, et le futur parce que nous pouvons accomplir des choses ensemble (qu’avais-je d’autre à offrir de toute façon ?).
Et je continue :
-Quand je dis que je ne sais pas quoi penser de vous, c’est vrai. Il est aussi invraisemblable de se faire ramasser en pleine mer par des pirates que de ramasser un inconnu en pleine mer, non ?
Là, je crois que j’ai marqué un point. Alors je continue.
-Je ne suis pas de ceux qui gagnent leur pain avec des mensonges ou des escroqueries. Je suis de ceux qui provoquent et donc vivent des situations invraisemblables.
Il y a des fois où je crois prendre le dessus. Il y des fois où je pense être le plus malin. Il y a même des moments où je m’imagine être le plus fort. Certes, je suis maître dans l’art de manier la parole. Que ceux qui veulent me contredire s’annoncent ici. Mais le risque dans une conversation, contrairement au combat, c’est que vous ne pouvez jamais déceler les armes de votre adversaire. En l’occurrence, j’avais de la chance que mon « adversaire » ne me voulait aucun mal. Il se gratte encore lentement la barbe (c’est un tic ou il a des bêtes ?) et me lance froidement
-Tu te crois très malin, n’est-ce pas ?
Là je suis scié ! Son art de reverser la situation démontre une connaissance profonde le l’art de l’escrime verbale.
-…
Je crois qu’il est mieux de ne rien dire.
-Tu te crois très malin, hein ?
Il a senti que sa réplique avait fait mouche. C’est un bon !
-Tu dis que tu provoques des situations invraisemblables. Je veux bien admettre que tu sortes du lot. Mais tu n’es de loin pas aussi malin que tu crois.
Il doit toujours et encore être mieux de ne rien dire. Par mon aïeul, n’était-ce pas moi qui menais le bal il y a un instant ? Mon adversaire est redoutable et loin d’être un nigaud. Finalement, m’aurai-t-il servi mon dernier repas, juste pour se divertir ?
Ma mère m’a toujours dit que j’étais trop naïf !!!
-Voilà ce qu’on va faire, dit-il. Et après quelque temps de réflexion il continue
-Je vais te montrer quelque chose d’invraisemblable. De vraiment invraisemblable. Pour cela, tu vas me rendre un service. Ensuite, je te déposerai quelque part sur une île civilisée habitée. Si tu remplis ta part du contrat, alors tu pourras poursuivre ton voyage à ta guise. Si au contraire tu n’as pas les qualités que je te prête, je te réserve le pire des sorts. Moi, ça me convient. C’est mieux qu’un macabé qui pend au bout de mon mat. Qu’en penses-tu ?
-Ben, quand vous parlez de vous rendre un service, je dois égorger combien d’enfants ?
Je crois que le capitaine aime bien mon franc parler. Sur un navire, il n’y a personne pour vous contredire ou vous prendre de haut quand vous êtes capitaine. Au moins je l’aurais amusé un peu…
-Aucun. Si tu parles 7 langues, tu pourras me rendre un service. Cela ne te coûte rien, mais me sera de grande utilité. En plus, tu verras quelque chose de vraiment invraisemblable. Ensuite, je te pose où bon te semble et où le vent nous mène. Alors ?
-Marché conclu ! C’est mieux que de puer au bout d’un mat.
-Je crois que tu as raison, et il rigole.
* * * * *
Ce matin je me sens mieux. J’ai pu me soulager, j’ai pu manger, j’ai pu dormir.
Quand j’y songe, je devrais être en route pour Santo Domingo, à l’heure qu’il est.
Peu importe. Le nouveau monde, c’est une nouvelle vie. C’est un autre départ. C’est un autre ordre. C’est en Europe qu’on suit les plans à la lettre. Ici on profite du jour présent.
Mon nouvel ami le capitaine m’a donc mis dans la confidence. Les deux navires que nous avons rejoints font partie de la bande. Nous allons à 3 tenter d’arraisonner un navire bien plus important que le « San Felipe ». Ils veulent se servir de l’apparence du « San Felipe » pour s’approcher d’un navire portugais, un Galéon de la marine royale. Cette fois ça sent le combat. Ou plutôt la fourberie. Car il est impossible de prendre un navire de la marine royale avec ces trois raffiots. Bon, il y a de quoi faire, mais un navire de la marine royale ! C’est un navire qui a été construit sans compter. C’est une fois qu’on y a mis toutes les armes qu’on s’occupe justement de l’aspect opulent du navire. Les canons, c’est juste pour accompagner l’opulent. Là-dessus, il y a plus de 200, voire 250 marins. Nous, nous étions au mieux 70, cuistots compris.
Je crois qui si ça marche, j’aurai effectivement quelque chose d’invraisemblable à raconter. Moi, dans l’histoire, je prends un rang d’officier de liaison (provisoire) sur le « San Felipe ». Pour ma plus grande chance, les deux petits navires disposent d’équipages portugais. Et mon capitaine éprouve quelques difficultés à communiquer avec. C’est que c’est compliqué, le portugais pour un néerlandais ; et vice et versa. Alors moi, je suis comme un poisson dans l’eau. Rien à faire à part répéter des ordres. Logé à bonne enseigne, tel un officier.
Toujours est-il que je n’ai pour l’instant pas la moindre idée comment on allait s’y prendre pour arraisonner un bâtiment 3 à 4 fois plus grand que le notre. Mais je sais que les néerlandais ont plus d’une corde à leur arc en terme de navigation maritime. Si vous me demandez pourquoi je prétends que les néerlandais sont de meilleurs marins, je vous répondrai que ce sont les seuls à avoir complètement dompté la mer ; au large comme sur terre. Les pays bas sont plats (d’où leur nom), et la mer fait là-bas partie du quotidien comme ici le soleil. Les marées, les tempêtes… Tout a son importance, car quand la mer envahit la terre c’est pire que tout. Non seulement les récoltes sont inondées, mais la terre est stérilisée par le sel. Si vous voulez savoir quelque chose sur la mer, demandez un néerlandais. Je vous dis ça, et je ne suis pourtant pas néerlandais !
Mais bon, on ne parle pas d’un champ de choux, là. Si les néerlandais savent construire des digues, je ne vois toujours pas comment ils veulent prendre possession d’un navire de la marine royale. Bon, c’est audacieux et digne d’un pirate. Mais comment ?
L’avantage d’un traducteur (que je suis désormais), c’est d’être à la source de l’information.
Après 3 jours de navigation, en petite flotte, le capitaine me fait appeler à lui.
-Alors, El Dominisuisso. Voici ce que j’attends de toi…
Si la peur s’en était allée depuis longtemps, je sens maintenant monter la tension.
-Il faut faire comprendre à ces portugais le but de la manœuvre. Si cela fonctionne, je tiendrai parole. Si cela échoue, je ne serai plus là pour appliquer une quelconque sentence. Ton rôle est donc des plus importants. Si tu as été logé à bonne enseigne, ce n’est pas pour rien. Maintenant que tu as bouffé et bien dormi il est temps de faire ta part.
Je ne sais pas pourquoi, mais je suis content de le faire.
-Je vais t’expliquer le but de ma manoeuvre. Comme tu es néerlandais, tu vas comprendre, mais je compte aussi sur tes talents d’orateur et de traducteur pour parvenir à mes fins. Tu y arriveras ?
-On verra bien, je lui rétorque.
-Bien. Je veux que les deux navires portugais s’arriment au nôtre, par la poupe [l’arrière]. Je veux qu’ils soient totalement invisibles depuis le devant, étant cachés par notre navire et nos voiles. Tout ça de sorte à nous ralentir le plus possible. Ils doivent se laisser remorquer, tous les deux, mais avec toutes voiles dehors. Les voiles doivent être choquées [relâchées], mais hissées.
-Ils doivent être l’un à côté de l’autre ou l’un derrière l’autre ?
-Je vois que tu commences à comprendre… Le mieux serait en épi de blé. Cela permet de nous ralentir au maximum et les met dans la position optimale pour déborder par bâbord et par tribord au moment opportun. Mais ce sont eux qui peuvent le mieux l’apprécier. Ils connaissent leurs navires.
Zut ! Je dois noter avec un « s » ou pas ? C’est vrai. « Leur navire » c’est chacun pour soi, « leurs navires » c’est les deux ensemble… Je note quoi alors ?
-Quand vous dites leur navire, vous voulez dire « leur navire » ou « leurs navires », avec un « s » ?
-Ha ha ? Décidément... Débrouille toi ! Les histoires de « s », ça te regarde.
-Et pour le reste ?
-Le reste ?
-Oui, le reste. Comment doivent-ils procéder ensuite ?
-Ils le savent.
-Ils le savent ?
-Oui, ils le savent.
-Mais comment, ils le savent. Vous venez juste de me dire…
-Je sais ce que je viens de te dire, et je sais aussi que tu as compris. Je ne t’en demande pas plus. Maintenant va t’en leur expliquer ce que je t’ai demandé. Pour le reste, ils savent. Tu sais, mon petit, tu n’es pas mon premier traducteur.
La manière qu’il a de dire cela me fait penser que j’ai intérêt à ne pas me planter. Je m’en vais donc pour expliquer aux portugais ce qu’ils ont à faire.
* * * * *
Il n’y a pas que les manœuvres d’approche qui sont ennuyeuses. Une fois qu’on est en mer, il ne se passe plus rien. Le voyage est long. Certains voyages sont très longs. Comme maintenant. Si le temps est beau, on peut encore se balader sur les ponts. Quand le temps est mauvais, j’espère pour vous que l’équipage sait chanter juste. Parfois, c’est vraiment long. Là ils chantaient pas trop mal, ce ne sont pas les pires. En tout cas c’est mieux que d’être dehors par ce temps. Quoi que j’hésite, à la n-ième chanson… Mais c’est au moment où je m’ennuie le plus que l’un des matelots vient me trouver, me disant que le capitaine voulait me voir. Alors je monte le rejoindre sur le pont, en pleine intempérie. C’est lui qui tient la barre.
-Alors ? je lui demande.
-Notre cible est droit devant. Mais ils sont encore loin. Les éléments ne sont pas en notre faveur. La pluie me dérange moins, mais le vent est trop puissant. Il va falloir que les portugais réduisent leur voilure, sinon tout va capoter. Donne-leur l’ordre de réduire d’un tiers.
Réduire, réduire, c’est vite dit réduire. Mais bon, à l’aide des pavillons ont peut communiquer, et les portugais ne sont pas loin. Je transmets le message.
-Les portugais réduisent leur voilure. Quoi d’autre ? je lui dis, de retour près de la barre.
Il faut parler à haute voix, car le vent souffle fort et la pluie occasionne du bruit sur le pont et les voiles.
-Pour l’instant rien. Mais reste disponible rapidement.
-Je serai juste derrière la porte du pont principal.
Il rigole, comme s’il savait que son équipage chante mal. Je lance aussi un regard vers son segond qui reste stoïque derrière le lui, prêt à prendre la barre. Il n’a pas bougé depuis vingt minutes, tel un chien de chasse qui vous indique qu’il a repéré un gibier. Ce serait un délit de bouger la queue en pareil instant !
Cela me rassure. Il sait parfaitement ce qui se trame et pourtant il reste tranquille et serein. Et stoïque en plus.
Peu à peu, péniblement, en traînant les deux navires portugais, nous nous rapprochons du Galéon qui se dessine à l’horizon. Un très, très gros bâtiment. De la marine royale, évidemment. Là, en dessous des 200 cannons ce serait ridicule de prendre des paris.
Gros. Très gros. Trop gros.
Mais en même temps que je remarque la grosseur de notre cible je remarque aussi que tous les marins sur le pont sont vêtus de tenues portugaises. En apparence du moins. En tout cas les anglais ont disparu, ainsi que les torses nus aussi (et pour cause !). Mais là du coup, on dirait franchement un navire espagnol tenu par des portugais. Je commence à me dire que ce n’est pas par la force que nous gagnerons la bataille...
-Il se peut que le temps joue en notre faveur, crie le capitaine.
Je lui montre ma tête de surpris… Comment ça ?
-Notre cible a réduit sa voilure à cause du vent, alors que nous naviguons toutes voiles dehors. Si nous ne brisons pas un mat, on est avantagé. Mais je ne sais pas si les mats vont tenir. C'est ça la vie du pirate ! Ha Ha !
Je ne sais pas si il rigole pour se donner du courage à lui-même ou à moi ; probablement les deux. Mais il est sûr qu’il prend des risques considérables en naviguant ainsi. Il nous faut au moins 20 minutes pour réduire ou ramener les voiles. Le vent peut redoubler à tout moment et dans ce cas nous risquons de chavirer ou de briser un mat. Il ne faut pas oublier que nous tractons deux navires portugais à l’arrière. Les pressions sur les structures des navires doivent être monstrueuses.
Le capitaine a l’air de lire mon inquiétude sur mon visage.
-Ne t’inquiète pas, crie-t-il, ce navire est portugais mais il a été construit par un chantier néerlandais. Je le sais, donc il tiendra ! Ha Ha !
Ris seulement, je ne suis quand même pas rassuré…
Nous nous rapprochons du Galéon portugais. Nous sommes à moins d’un mile nautique. Maintenant, même si leur vigie dort, ils nous auront repéré. Le vent n’a pas redoublé, mais il ne s’est pas calmé non plus. Et je me dis que finalement, je n’étais pas si mal à bord du navire en destination de Santo Domnigo. Mais bon, je suis ici… Pas le choix.
-Hissez le pavillon !
Hein, quel pavillon ? Pas le pavillon noir j’espère. Mon capitaine serait bien idiot d’avertir les 200 canons de sa venue ! Je ne l’attendais pas, celle-là.
Voyons… La lettre K. La lettre K ? Attends un peu… (sur les rivières les pavillons ne sont que très théoriques). K veut dire… « Je désire communiquer avec vous ». Hm. intéressant. Tiens, en voilà un autre… R. La lettre R veut dire… Hm. « Signal de procédure ». Hein ? Signal de procédure veut tout dire et rien dire. Peut-être un code portugais ??
Et maintenant, le double pavillon NC : « Je suis en détresse ». J’espère que ce n’est pas vrai !!
Je commence à comprendre le stratagème de mon capitaine. Si effectivement le Galéon portugais pense porter secours, il ne s’y prendra pas de la même manière que s’il va au combat. Ce détail est d’autant plus important que la taille du navire à attaquer est importante.
Pendant que je tente de voir un peu plus clair dans toute cette situation, nous nous rapprochons encore du Galéon portugais. Plus nous nous rapprochons, plus je me dis que le « San Felipe » n’est pas de taille. On avait quoi ? Douze plus vingt-quatre plus douze cannons. Ca fait pas plus de 48. En face il y en avait peut-être 200 ou même 250. Même les canons légers peuvent faire des ravages sur les ponts supérieurs et inférieurs.
L’avantage de cette météo de misère, c’est au moins que je pourrai mouiller mon pantalon sans que ça ne se voie.
Le Galéon portugais répond. Leur vigie ne dort donc pas ! ED : « Votre signal de détresse a été compris ». Ils ont bien dû voir que nous naviguons toutes voiles dehors mais que nous n’avançons pourtant pas très vite.
Nous hissons un autre pavillon : KP. « Remorquez-moi au port ». Hein ? Remorquez-moi au port. Ca rime à quoi ??? Et quel port d’abord ?
Réflexion faite, ce n’est pas si bête. Nous sommes toutes voiles dehors et avançons lentement (à cause des deux navires portugais que nous traînons par des amarres). Le Galéon royal que nous nous apprêtons à aborder pourrait facilement croire à une avarie de notre navire. En plus, si on doit être remorqué, il est normal de se rapprocher. Et même si le capitaine d’en face se demande ce que cela peut bien vouloir signifier, les pavillons maritimes ne permettent pas d’élucider ce type problèmes. Et les deux petits navires sont cachés par nos voiles. Du coup il semble utile d’être toutes voiles dehors. Je commence à comprendre que mes pirates sont des fins limiers, et je me demande si dans ma relation avec le capitaine c’était bien moi ou lui qui menait le bal depuis le début. Je me demande si j’ai bien fait de leur confier ma vie. Rien ne me garantit qu’ils ne se débarrasseront pas de moi une fois leur mission accomplie.
Nous sommes maintenant à porté de tir [env. 200 m] et je commence à sentir monter de plus en plus la tension en moi. Il nous faudra encore 15 bonnes minutes pour être à distance pour se faire envoyer une corde quelconque, même avec un canon. Mais des boulets pourraient nous toucher sans autre à cette distance.
Le vent prend de l’ampleur. Ce n’est pas le meilleur moment. Si nous perdons un mat maintenant, notre subterfuge serait découvert et les chances du succès réduites à néant.
Mais les mats tiendraient, m’a-t-il dit.
Le premier tir pour nous envoyer une corde tomba à l’eau. Au second tir, nous avons pu recevoir la corde du navire portugais. Aussitôt elle fit fixée solidement à notre propre navire, pendant que le capitaine criait :
-Tranchez les amarres ! Qu’ils bordent [tendre] les voiles !
Je transmets les ordres avec les pavillons.
Aussitôt et sans délai les amarres des deux petits navires portugais sont tranchées et les voiles des navires bordées. Il ne leur fallût qu’un instant pour nous dépasser et se mettre à la hauteur du Galéon portugais, à bâbord et à tribord. Dès lors, des crochets et harpons sont tirés depuis les trois navires pirates et je vois aussitôt les marins portugais grimper à bord, plus rapidement que ne l’aurait fait une bande de singes. Pendant ce temps d’autres marins grimpaient sur le Galéon depuis l’arrière. Ce n’est pas sans risque pour les pirates, car les quatre navires sont soumis aux aléas de la mer et il peut facilement arriver que deux coques s’entrechoquent. Tout peut arriver dans un moment pareil. Surtout avec une mer pareille.
Alors je regarde l’abordage se dérouler sous mes yeux, qui étaient encore vierges d’un pareil spectacle.
Un instant pareil est très difficile à décrire…
C’est un peu comme quand vous laissez votre chat tomber [note de l’auteur : l’abus de laisser tomber un chat est dangereux pour SA santé]. Vous avez beau vous dire que vous allez regarder comment il fait, dès lors que vous le lâchez vous le verrez juste et seulement au sol, posé sur ses quatre pattes.
Là, c’est pareil. Si les marins du Galéon portugais étaient en train de chanter, ils ont dû drôlement déchanter. Le navire de sa majesté royale du Portugal est tombé en deux minutes, montre en main, et sans un coup de feu. Il s’appelle le « Isabella ». Je n’aime pas trop ce nom ; c’est ronflant je trouve…
Normalement on aurait fait la fête, la grosse fête. Mais comme la météo n’est pas très clémente, il faut parer au plus urgent. La flotte composée de désormais quatre navires met le cap plein sud. L’équipage du « Isabella » est maintenant enfermé en cale, et par le gros temps qu’il fait je ne les envie pas du tout. Surtout que je me demande ce que le capitaine allait en faire. Ils sont 282, et nous sommes 67, moi compris.
Vous savez désormais que je qualifie les moments de voyage comme ennuyeux. Pendant qu’on se déplace, rien n’avance, à part les navires. C’est pour ça que les marins savent soit chanter, soit sculpter, ou faire plein d’autres choses. Il y a –parfois– beaucoup d’action, à bord des navires, mais il y a aussi –souvent– des temps morts. Et comme j’ai dit, si l’équipage ne chante pas trop mal, c’est déjà un bon début. Mais en les écoutant je ne peux m’empêcher de me rappeller ce que disait toujours ma mère : Dieu doit préférer les enfants qui chantent faux, car il les fait chanter plus fort.
Après cinq jours, nous touchons terre. Il était temps. L’ennui est la seule chose que je crains plus que le scorbut. Les quatre navires jettent l’ancre, ce qui laisse supposer que nous resterons un peu par ici.
* * * * *
Nous y voilà pour le 3e jour. On a rechargé les vivres, on a fait le plein d’eau. Moi je suis resté à bord durant les 3 jours, pourtant libre de mes mouvements. Les prisonniers, eux, sont toujours en cale. Je crois que la recette de cette bande de pirates consiste à bien laisser mijoter ses « invités » avant de passer à table..
« Pourquoi cueillir un fruit vert, alors qu’il suffit de patienter pour l’avoir mûr ? » m’a dit un jour le capitaine dont je ne sais toujours pas son nom d’ailleurs (je crois qu’il n’y tient pas vraiment). Peu importe, car « Capitaine » lui va très bien je trouve.
Donc aujourd’hui, au 3e jour, je me doute bien que le mouvement va reprendre. De ma cabine j’entends du bruit sur le pont et j’entends des ordres criés. Il faut bien que le voyage continue, les pirates ne restent pas sédentaires. La porte de ma cabine s’ouvre et le capitaine entre.
-Ton service n’est pas tout à fait terminé. Il te reste une petite part à accomplir.
-A savoir ? Egorger des enfants ? je demande en rigolant, car je sais qu’il n’y en a pas parmi nous.
-Non, idiot ! Je vais m’adresser à l’équipage du « Isabella » et il faut que tu me traduises mot pour mot.
-Je n’y vois pas d’inconvénient. J’aime autant…
-Mais il faut que tu saches, pirate d’eau douce, qu’à l’issue de mon discours il y aura deux groupes, dont chaque membre aura choisi de quel groupe il voudra faire partie. Je veux dire ceux qui continuent avec nous et les autres. La question ne se pose pas pour les officiers. Ils seront d’ailleurs exécutés devant tous, avant que je ne parle (et qu’ensuite tu me traduises). Tu feras ta part ?
-Je ferai ma part, je lui dis d’un ton faussement assuré, car je ne suis pas certain d’approuver cette manière de faire. Mais le choix ne m’appartient pas.
De toute façon je ne vois pas trop comment j’aurais pu répondre autrement.
-Je voulais juste savoir, m’a-t-il dit et il s’est en allé.
Et moi je me demande ce qu’il entendait par : les autres. Je prends ma veste et je monte sur le pont, songeur.
Et maintenant que je suis sur le pont du « Isabella » et que je songe toujours à notre conversation de tantôt, je ne suis pas sûr de bien vouloir faire ma part…
J’ai devant moi un équipage entier de 282 âmes, dont 32 officiers. Tous réunis sur le pont principal. Désarmés, désemparés, désespérés. Cela faisait longtemps déjà qu’ils se languissaient de leur pays, alors que nous les avons interceptés sur le chemin du retour. Et les voilà finalement aux mains des pirates. Leur tête ne fait pas envie… Je les regarde les uns après les autres, en pensant qu’il y a peu de temps j’ai réussi à épargner le même sort à mon navire marchand qui devait me porter à Santo Domingo. Mais là c’est une autre mesure…
Les officiers sont rassemblés dans un coin, le long de la rambarde. Cinq des officiers supérieurs ainsi que le capitaine se tiennent derrière nous, en tremblant. Ils attendent de connaître leur sort, cela se voit bien.
Et moi, il n’y a pas si longtemps, j’étais à leur place. Mais tout seul.
En même temps, c’est facile de sauver ses propres fesses. Mais celles de 282 personnes… Trop fort pour moi, je dois l’avouer. De toute façon je ne décide rien. Je ne suis même pas la main, je ne suis que la voix… Malgré cela je me sens pourtant très mal à l’aise à l’idée d’être l’un des instruments de leur mise à mort, et pendant que je tente de savoir comment allaient se passer les minutes suivantes, je me demandais s’il n’était pas mieux de refuser d’être la voix de mon capitaine.
Peut-être qu’ainsi je peux changer quelque chose. Sans moi, il est sans voix, non ?
Je vous ai déjà dit que le capitaine est un bon, non ?
Depuis sa place, il m’observait depuis un moment et je crois qu’il sait ce à quoi je pense à l’instant...
- Tu crois que j’ai tort de procéder de la sorte ?
Je suis surpris de sa question ici et maintenant. Mais je réponds quand même
-Oui.
-Bien ! Et bravo ! Je n’ai pas dû te poser la question deux fois ! Tu apprends vite. Alors tu crois que j’ai tort ? D’accord. Moi je sais que non. Mais pour t’être agréable, je vais procéder autrement.
Je suis à nouveau surpris.
- Je t’ai dit de traduire mot pour mot, alors applique-toi car je ne veux pas que tu me reproches ce qui va suivre juste parce que tu as mal traduit. Compris ?
-Compris.
-Alors vas-y, traduis.
Et voilà ce que je me retrouve à traduire, en m’adressant à haute voix à l’équipage prisonnier et aux officiers rassemblés devant moi :
« Marins et officiers,
vous avez été capturés par Nils Boecke, pirate sans renom. Nous réquisitionnons votre navire et vos biens, selon la règle de la piraterie. A ce titre, le capitaine Nils Boecke est le seul à décider de votre sort. Normalement nous ne faisons pas de prisonniers, mais aujourd’hui c’est différent. Ceux qui voudraient rejoindre notre équipage peuvent le faire. Ceux qui ne veulent pas nous suivre et préfèrent rester ici sur l’île peuvent aussi le faire. Alors je vous le propose. Voulez-vous épouser notre cause ? Voulez-vous voguer les mers avec nous en abandonnant les galères européennes ? »
Il n’y en a pas un qui a bougé tout le long de mon discours. Et pourtant j’y ai mis de la conviction. En plus je ne doute pas de moi en ce qui est de la traduction.. Mais il n’y en a pas un qui bouge. Presque au contraire. Ils nous regardent avec mépris l’air de nous prendre pour des… des… pirates.
Clac, clac, clac… clac, clac… clac, clac, clac, clac…! Une salve, une très grosse salve fût tirée. Au moins 50 coups de feu…
Sauf les pirates, tout le monde a sursauté. Bien que le vent dissipe rapidement la fumée, je n’ai pas vu s’écrouler les corps de tous les officiers rassemblés sur le pont. Tous les corps se sont écroulés simultanément. Tous ensemble. « Fusillés comme il faut », ils disaient derrière. Apparemment chaque pirate avait « son » officier en joue.
Il ne reste maintenant  que les officiers supérieurs derrière nous, et l’équipage de marins sur le pont. Et bien sûr mes,,, euh… amis… les pirates.
-Maintenant redis la même chose… me dit le capitaine à voix basse.
Et je m’exécute.
Lorsque j’avais fini de répéter, il y avait au moins 230 mains levées.
-Tu vois, me dit le capitaine, quand ils sont libres de choisir, ils peuvent décider.
-Décider de quoi ? Vous alliez les fusilier !
-Pas du tout ! Comme tu peux voir, tu n’es de loin pas aussi malin que tu crois.
-Comment ça, pas du tout ? Et les officiers, alors ?
-Ah, mais les officiers sont toujours fusillés. Mais normalement avant que nous parlions à l’équipage et devant eux. Ils inhibent les marins qui les considèrent toujours comme leurs chefs. Comme tu n’avais pas l’air convaincu, je voulais que tu voies par tes propres yeux qu’on ne peut rien faire avec les officiers.
-Et les officiers supérieurs ?
-Eux, c’est pas pareil. Ils savent des choses…
Je ne les envie pas. Il y a des jours où il est mieux d’être ignorant…
Mais dans l’immédiat il faut que je retrouve mon calme. J’ai bien déjà assiste à l’une ou l’autre exécution publique, à Bâle et ailleurs… je suis civilisé quand même !
Mais une cinquantaine de vies prises en un instant… balayées comme la fumée des armes qui venaient de les assassiner. Je suis tremblant. Mais mon pantalon est resté sec !
C’est ainsi que nous nous retrouvons avec une petite flottille, et elle a fière allure : Le « San Felipe », le « Isabella », lourdement armés.
Les deux plus petits navires portugais sont très légers par contre, presque sans armes, mais avec des marins très efficaces à bord. Ils sont spécialement entraînés à l’art de l’abordage. Et la maniabilité et taille de leur navire les met à l’abri de tirs ennemis. Surtout avec le type de tactique que nous avons appliqué.
Avec ses désormais presque 280 marins (un petit groupe est resté sur l’île) à bord des quatre navires cette flotte a déjà de quoi impressionner. Surtout que le Galéon portugais permettrait de s’approcher très près des navires à attaquer, avant d’éveiller des soupçons chez la cible. Une arme redoutable. Le loup déguisé en bergère en quelque sorte.
Et maintenant, le loup lève l’ancre pour se rendre à la bergerie…
* * * * *
Avec chaque jour qui passe, je gagne de l’admiration pour mon capitaine. Il connaît la mer comme sa propre poche et il est toujours d’une droiture exemplaire avec ses hommes. Je me rends compte que ceux que j’avais pris –d’abord– pour des pirates assoiffés de sang sont –au fait– des marins de qualité avec un code d’honneur sans faille. Evidemment, parfois il faut faire couler le sang, quand c’est nécessaire. Mais un bon pirate ne fait pas couler du sang inutilement, car il connaît et chérit les valeurs de la vie. Ainsi, il la respecte. Ceux qui vous disent le contraire ne sont pas des pirates.
Je vous en donne la preuve de ce que j’avance par cet entretien, fait hier sur le pont supérieur avec mon capitaine, alors qu’il était là à calculer sa route :
-Les vents nous sont favorables, capitaine ?
-Ils le sont. Regarde au large, la mer a la chair de houle !
Avec le soleil qui se reflète sur les vagues je crois voir la peau de ma belle devant la cheminée.
-Capitaine, où sont passés les corps des officiers fusillés ? Ils n’ont pas été portés à terre et je ne les vois plus.
-Pourquoi ? Tu voulais les garder ?
-Non, mais je suis curieux. J’ai vu un marin un jeter un à la mer tout à l’heure, mais un seul. Où sont les autres ?
Il regarde le soleil.
-A l’heure qu’il est la moitié d’entre eux est dans la mer, et l’autre moitié sur le pont avant en attendant d’être jetés à la mer.
-Je ne comprends pas… ?!?
-Je sais que tu ne comprends pas. Je n’arrête pas de te dire que tu es moins malin que tu ne crois. On en jette un tous les miles nautiques, ce qui permet de disperser les corps sur environ 50 miles aux environs.
-Est-ce un coutume de les disperses ainsi ?
-Ha ha ha ! Tes questions naïves me font rire ! Non, ce n’est pas une coutume. Quand je disais qu’on ne peut rien faire d’un officier, j’aurais dû préciser que je parlais d’un officier vivant. Ceux qui sont morts nous sont utiles.
Je vois bien que le capitaine s’amuse de mon ignorance. Il laisse s’écouler un peu de temps pour voir si je vais à nouveau poser une question stupide. Bien sûr que j’ai des questions stupides ! C’est même une de mes spécialités ! Mais je me pince les lèvres pour ne rien demander. Je fais bien, car il finit par poursuivre enfin
-Ces pauvres bougres n’ont rien fait de mal, ils ont juste obéi. Comme nos marins nous obéissent. Ils ont juste choisi le mauvais camp, dans ce combat. Si notre abordage avait échoué, nous aurions subi le même sort. Sauf que leur capitaine ne se serait pas embarrassé d’un traducteur, et il aurait encore moins modifié son protocole parce que ce traducteur n’était pas convaincu. Non ?
J’acquiesce lentement de la tête.
-Tu connais les conditions d’un marin sur un navire de la marine royale ou même d’un navire marchand. Les marins sont traités pire que des bêtes, et ils subissent toutes les humiliations et les souffrances, au bon gré des officiers et du capitaine. Les officiers sont acquis à la cause du roi, et à ce titre ils ne peuvent pas être reconvertis, cela ne sert à rien. Alors déjà que nous les avons exécutés, nous les rendons à la mer. Quel marin ne voudrait pas retourner à la mer ?
-Et pourquoi sur 50 miles nautiques alors ? Pourquoi ne pas tous les jeter ensemble ? je demande.
-Ainsi ils sont utiles à notre combat. Ils ne seront pas morts pour rien. Nous leur devons le respect, car qui sait, en d’autres circonstances ils auraient aussi pu choisir notre camp, dans le passé. Car les choix que l’on croit faire dans la vie ne sont finalement que des choix parmi tout qui est disponible au moment du choix. C’est comme au marché : certains ont l’étalage mieux garni que d’autres. C’est la vie ! Ce n’est pas de leur faute si le choix « pirate » n’était pas sur la table le jour où ils ont choisi « officier », non ?
Je rêve ou mon capitaine vient de me faire une tirade digne de Platon ?
[note : Platon a posé les fondements même de l’ « éthique »]
-Et comment des officiers morts qui dérivent peuvent servir notre cause ?
-Mais dis donc, El Dominisuisso, il faut donc tout te dire ? Réfléchis : quelqu’un qui trouve un corps d’officier de la marine royale, avec des impacts de balles… Hein ??? Cette personne pensera tout de suite à du piratage, c’est clair. Cela contredit la propagande royale qui prétend qu’ils contrôlent les mers et qu’elles sont sûres. Ils ne peuvent pas nier avoir perdu un Galéon, si on retrouve les corps sur la côte. Autrement, ils pourraient prétendre que la Galéon s’est échoué, non ?
Donc selon mes calculs des courants, en dispersant les corps sur 50 miles, la moitié des Caraïbes sera au courant d’ici trois à quatre jours. La seule chose que nous n’avons pas faite, c’est de signer nommément notre méfait. La gloire et la notoriété ne nous intéressent pas.
-Et pourquoi alors est-il impossible de convertir un officier ? N’est-il pas mieux pour eux de retourner sa veste plutôt que de mourir ?
-C’est inutile, il y a rien à faire. On ne peut pas s’en servir, même si ils ont des qualités. Choisir d’être officier est aussi irréversible que de choisir d’être pirate, ne le sais-tu pas ?
-Mais pourquoi ?
-Pourquoi ?
Il respire profondément pour ventiler son impatience de me voir me taire…
-Je vais te dire pourquoi. Mais je sens que tu vas encore me demander pourquoi juste après ! Donc : on ne peut rien faire d’un officier de la marine royale, car il ne finira jamais par nous aimer. Les marins pirates, eux, nous aiment ; y compris ceux qui ont été contraints à nous suivre. Regarde le « Isabella ». Il vogue ! Avec les mêmes marins que ceux que le roi avait engagé –de force, je suppose. Eux finissent par nous aimer. Au début, ils nous suivent sous la contrainte, puis avec le temps ils s’attachent à nous et finissent par nous aimer, car nous les respectons et nous les protégeons. Tout ceci n’est jamais le cas d’un officier, au même titre qu’un pirate ne peut se repentir pour aller servir un roi. Tout au mieux peut-il être grâcié.
Je cherche comment placer ma prochaine question sans commencer par « pourquoi », mais c’est difficile.
-Est-ce vraiment si important qu’ils nous aiment ?
-Oui.
J’y suis arrivé. Une question sans pourquoi. Ha ! Et à moi d’enchaîner ensuite…
-Pourquoi ?
Arghh ! Il m’a de nouveau eu, ce gredin. Il est très fort ! Je vois bien son sourire qu’il prend plaisir au jeu. Mais il n’a pas fini de me surprendre :
-C’est ton tout premier « pourquoi » qui est fondé, El Dominisuisso… Pourquoi donc est-il important que nos hommes nous aiment ? C’est une excellente question...
Il fait une pause et son regard porte au loin, comme s’il se demande s’il doit bel et bien partager avec moi ce secret. Puis il me regarde et dit :
-Retiens bien ceci, El Dominisuisso « qui sort de je ne sais où pour vous donner de bons conseils » : Si tes hommes te craignent, El Dominisuisso, ils se battront certainement pour toi. Mais si par contre tes hommes t’aiment, El Dominissuisso, ils seront prêts à mourir pour toi. Voilà où est toute la différence. Et si tes hommes t’aiment, ils te suivront partout pour que tu accomplisses des choses incroyables et… invraisemblables. Cependant n’oublie jamais, El Dominisuisso, que quand tu arrives au point où tes hommes t’aiment, tu endosses alors une très lourde responsabilité. Car finalement, tu deviens responsable de chacun d’entre eux, car c’est toi que les conduit…
Je vous ai déjà dit que ce capitaine est très fort. Non seulement il connaît très bien la mer qu’il parcoure, mais il connaît aussi parfaitement bien les hommes avec qui il la parcoure. Il a de cette autorité naturelle qui fait qu’on l’écoute quand il parle. Jamais il n’impose son autorité avec force, mais toujours  à travers des arguments, prononcés avec conviction. Tel qu’il est, il est capable d’être une fois le capitaine, une fois le père et une fois le frère. Il tranche beaucoup d’avec l’image que je m’étais faite de la piraterie en entamant mon voyage. Je ne sais pas si j’ai juste été chanceux de tomber en premier sur lui ou si ils sont tous ainsi. J’aimerais le croire. En tout cas je me rends compte que je commence à m’attacher à lui et à son équipe.
-Il faudra préparer ton balluchon, El Do ! Nos chemins vont se séparer demain à soir. Il est temps que tu fasses ton chemin pour devenir pirate… Ha ha.
Il aurait pu prendre un fouet pour m’arracher à mes songes que ça aurait été pareil.
C’est le cœur endolori que je me rends en cabine pour préparer mes quelques effets. Je me sens abattu. Car si il est vrai qu’au début je souhaitais me sauver de ce navire, je me rends compte à présent que je n’ai plus envie de le quitter.
Et ce même si ils se mettaient à m’appeler « El Do ».
Cette nuit là, le sommeil a de nouveau joué à cache-cache avec moi.
* * * * *
Nous avons jeté l’ancre devant une petite île. Quand je dis petit, c’est toutes choses relatives. Il y a de quoi faire ici tout de même. La première chose que j’aperçois est la plage. Il sera facile d’accoster ici. Mais si je comprends l’utilité pour l’équipage d’accoster, je ne vois pas en quoi cette île pourrait constituer ma destination.
Le soleil brille, la mer est calme.
Pas comme moi…
-Alors, El Do ! Prêt à débarquer ? me demande le capitaine avec un grand sourire. Je vois bien qu’il s’amuse à nouveau, mais je ne sais pas de quoi. Il me semble qui LUI connaît la suite du programme…
Je hoche, muet, la tête. La chaloupe est mise à la mer et nous y prenons place (je n’aime pas les échelles à corde, c’est mou ! Et tout le monde me regarde en attendant…).
Et c’est parti. Haut, bas, haut, bas… une mécanique bien graissée, je dois le dire.
Ca ne nous prendra pas plus de 3 minutes. J’ai vu d’autres équipages mettre bien 10 minutes pour accoster comme nous le faisons !
Haut, bas, haut, bas…
-Haut…
…et nous touchons le sable…
-Va donc un peu explorer cette île, El Do, pendant que nous chargeons des vivres. Nous ne lèverons l’ancre pas avant demain dans la soirée. Il faut que tu trouves de quoi t’installer pour quelques jours ou semaines…
-M’installer ? M’INSTALLER ??? ICI ???
Le capitaine pose la caisse pour venir me parler…
-D’abord ne hurle pas comme ça, tu vas faire fuir le peu de gibier. Ensuite : Oui, tu vas t’installer ici quelque temps…
-Comment ça, je vais m’installer ici quelque temps. Ce n’est pas ce qui a été convenu, ce n’est pas ce qui a été convenu, je lui répète en étant complètement affolé à l’idée de me faire poser, non bannir, sur cette île.
-Mais tu es très adroit, tu te débrouilleras très bien. Et un navire passera te prendre un jour.
-Vous plaisantez ? Vous plaisantez ?
-Non, tout ce que je dis est vrai… Nigaud !
-Hein ? Vous plaisantez alors ? Hein ?
-Non je te dis…
-Mais…
J’ai le visage d’un gamin de 10 ans qui se sent abandonné par sa maman et qui, pire, va en plus la regarder partir. J’entends déjà dans ma tête « reste ici mon chéri, Maman revient tout de suite »…
-Har har har, tu devrais voir ta tête !
Et en plus il rit… allez, une dernière tentative…
-Mais vous plaisantez, n’est-ce pas ?
-Har har har har har, har har, mieux qu’un perroquet ou un singe, prenez un Dominisuisso ! Har har har. T’es vraiment impayable ! Har har har.
Quel rire gras. Mais je n’ai pas le cœur à rire.
-Je comptais sur votre parole, et je vois que je suis le dindon de la farce de vos plaisanteries, capitaine.
-Allez, assez ri ! C’est toi qui plaisantes, El Dominisuisso ! Tu n’es pas sérieux !
- MOI ???
…à ma peur, ma déception et ma colère s’ajoute maintenant la déconcentration…
-Oui toi ! Sous le prétexte que je t’ai promis de te poser à un endroit pour poursuivre ta route tu veux que je me rende avec deux navires piratés, accompagnés par deux autres navires de flibustiers, te déposer dans un port pour te permettre de prendre ta correspondance. Ha ! Et je suppose qu’en plus tu aimes bien les sardines grillées et que tu voudrais absolument que je te pose dans un port portugais ; tant qu’à faire ? Hein ?
-Ben dit comme ça…
-Ah oui, dit comme ça, môssieur El Dominisuisso comprend mieux… Alors je dois aussi te dire que cette île sert de grenier à absolument tous les navires qui vont ou viennent au nouveau monde. Avec tes langues tu pourras certainement négocier ton voyage. Montre-toi quand ils accostent, ou cache-toi si tu ne veux pas entrer en contact avec eux. Tu peux librement choisir ton navire. Naturellement seulement si môssieur El Dominisuisso veut bien se donner la peine de passer quelques jours et nuits sur cette île, sans que je ne lui tienne la main… ?
Il me tend la sienne avec élégance. Alors je souris.
-Vous vous êtes bien amusé ?
-Oh oui, merci môssieur El Dominisuisso. Puis-je disposer ou il faut encore vous aider à trouver votre couche ?
-Oui très cher, disposez…
Je m’en vais faire mon repérage. En principe je n’en ai pas pour plus de dix jours. L’île est repérée sur toutes les cartes et sert de garde-manger à tous les navires, car sa position est idéale. Et il y a de l’eau douce et à manger à profusion.
* * * * *
Ils ont déjà allumé un grand feu, et c’est tant mieux car la nuit s’annonce.
Nous nous installons autour du feu et dégustons un bon repas. On fait rarement griller de la viande à bord, et comme un… un… ? ??  …–un je ne sais pas quoi– a croisé le chemin du capitaine, il en a profité et il l’a tiré. En tout cas c’est délicieux, et ça fait longtemps que je n’ai pas mangé de viande.
S’installer sur la plage pour la nuit est la chose que je préfère de la vie des pirates. C’est festif, car tout le monde profite d’être à terre pour se défouler, se baigner, manger des fruits tout frais. Quand on est rassasié, on s’assoit autour d’un feu et on chante (bizarrement ici ils chantent moins faux, ou alors ce sont les nouveaux venus qui eux chantent mieux ?), on boit, et on chante, et on boit. On rigole aussi beaucoup, car tous savent que ce soir est un moment de prélassement. Et pendant que les autres dansent, je reste avec le capitaine près du feu.
-Tu n’as rien dit de la soirée, El Do. Est-ce que tout va bien ?
-Tout va bien, capitaine. Et je vous suis reconnaissant. Je ne dis rien car je profite du moment présent, avec vous et l’équipage. Je regarde la silhouette du bateau se réfléchir sur l’eau en se détachant de la lune. Je sens la brise. J’entends les chants et les rires. J’ai bien mangé. Et je suis heureux. Alors il n’y a rien à dire en pareil moment. En plus, vous partirez demain et je ne souhaite pas montrer ma tristesse.
Il de dit rien, et je crois que mon discours l’a ému. Je crois.
Comme nous sommes seuls au feu, il reprend
-Ecoute, El Do. Je veux que tu saches…, dit il sur un ton sérieux.
Il marque une pause. La lumière des flammes du feu danse avec les ombres de son visage et cela lui donne une fois l’apparence du visage de mon ami le capitaine, tantôt l’apparence d’un inconnu qui ne me voudrait pas forcément du bien… J’hésite de m’interroger pour savoir lequel des deux visages va maintenant s’adresser à moi… Il me regarde droit dans les yeux et dit
-Je n’ai pas cru un seul mot de ton histoire au sujet de ton navire marchand soit disant perdu et de ton avertissement du « De Zambetwe ». Et d’ailleurs je n’en crois pas un seul traître mot au sujet de toute cette foutue histoire.
Paf ! A chaque fois que je crois avoir le contrôle de la situation il me prend à revers. Et le fait qu’il évoque ce navire par son nom me sidère et m’effraye. La dernière fois j’avais son sabre sous la gorge. Ai-je laissé échapper quelque chose ???
Je sens mon sang siffler dans mes oreilles, car à cet instant je m’attends à un revirement de situation que je n’avais pas calculé. Alors j’attends…
Mais comme il ne dit plus rien, je décide de rompre le silence. Je parle d’une voix douce et humble, je crois du moins (du coup je suis moins sûr de moi).
-Capitaine, je suis très déconcerté… j’ai cru que je devais mon salut à mon, euh, bagou, va-t-on dire, doublé d’une croyance superstitieuse assez répandue. Mais avec ce que vous me dites là, je suis très déconcerté…
J’ai envie de dire qu’il a fait une longue pause, mais je crois au fait que c’est juste pour moi que le temps paraît très long. Son visage me paraît hostile à présent.
-Oui oui… tu te crois très malin, je sais. Je te l’ai dit le premier jour…, murmure le capitaine en jouant avec un brin d’herbe dans ses doigts.
Je commence à me sentir mal. Je me rends compte que ce n’est pas mon ami le capitaine qui  me parle. Une sensation de danger m’envahit. Si il me veut du mal, je suis bien seul ici et loin de tout. Et voilà que l’envie de me sauver me reprend fortement. Mais pas le temps, car
-BAARRRrgggrrrrrrrrr ! – la vilaine grimace !!!
Je sursaute comme un idiot. Mais il m’a fait peur ce c#n ! Franchement !
-Har har har… har har har…
Le capitaine farceur est plié de rire. Jamais je ne l’ai entendu rire aussi fort. Il se tord et se roule sur le sable en se tortillant et remuant des deux bras. Il semble victoreux. Har har har har har…
Je me sens très bête, d’autant que j’avais fait un vent sous la contraction de mon sursaut. Je crois que c’est tout l’effet qu’il escomptait, il n’y a vraiment pas plus ridicule que moi ! Je repense à notre première rencontre…
-Excuse-moi, El Do, har, mais je voulais savoir, har…  dit-il en s’essuyant ses rivières de larmes (ce n’est que du bonheur !).
-Savoir quoi, excusez-moi… ?
-Savoir si tu es vraiment la personne que je pense que tu es. Har har… Je voulais savoir. Mais je n’en attendais pas autant !!! Har har…
-Je suis de plus en plus décontenancé ; mais d’abord je vous laisse terminer de rire, je lui dis.
-Oui, je te comprends, rigole-t-il encore.
-Pfff… allez-y. Prenez votre temps…
-Oui, har, et j’en ai pour un moment. Voyons ça demain. Il est tard, har, allons-nous coucher.
-Bonne idée, je dis un peu boudeur.
Voilà deux fois qu’il se fout de moi. Je commence à me sentir comme son bouffon.
* * * * *
La nuit porte conseil, mais pas cette fois. Au lever je me sens moins stupide, mais pas plus orienté. Si désormais il est clair que le capitaine ne me veut pas de mal, je ne sais toujours pas où il voulait en venir la veille au soir. Mais les préparatifs de départ du « San Felipe » ne nous laissaient pas de temps pour bavarder. Alors je dois patienter jusqu’en milieu d’après-midi. Pourtant je suis très intrigué.
Enfin le moment arrive. Le « San Felipe », le « Isabella » et les deux autres navires sont prêts et n’attend plus que leur capitaine(s) et la marée.
Je trépigne pendant que nous marchons le long de la plage jusqu’à ce qu’il se décide enfin à parler.
- Nous allons tenir notre dernière discussion, El Do, car nos chemins vont se séparer. Il y a des choses que tu dois comprendre.
-Oui, et je ne demande que ça. C’était quoi votre numéro hier soir ?
-Hm, mon numéro… Tu n’as pas idée ?
-Non.
-Alors tu es bien stupide. Hier soir j’ai pourtant décidé si j’allais te laisser vivre ou si tu allais mourir.
-Gulp ! et… et j’ai passé le test ? (Attention aux trémolos, El Do !)
-Et il demande, le nigaud !
Comme je suis perdu, je dis :
-Je suis perdu.
-Bon, je sens qu’il faut tout t’expliquer, dit-il en soupirant.
-Ben…
-Tais-toi. On va tout prendre à l’envers, ce sera mieux. Et tu pourras poser tes questions. Ca te va ?
-Ca me va.
-Bon, hier je voulais voir ta réaction pour savoir de quelle trempe tu es. Si lors de ma farce, tu avais porté ta main sur ton arme pour te défendre, alors je t’aurai tordu le coup sur le champ. Ta réaction ma démontré qui tu es, et cela ma permis de choisir de te laisser la vie sauve.
Quand au « Zabetwe », je n’y crois pas, comme je te l’ai dit.
-Mais alors pourquoi m’avoir pris au sérieux quand je suis venu sur votre navire ?
-Je ne t’ai pas pris au sérieux, moi. Mais mes marins eux, si. Et une fois que tu avais semé le doute dans leur cœur, il aurait été difficile pour moi de les convaincre de m’écouter. Tu m’as mis dans une belle misère, je dois te le dire. Tu m’as donné milles raisons de te jeter par-dessus bord dès le premier instant. Mais tu as bien choisi le seul argument que je n’attendais pas, la superstition. En cela je reconnais ton intelligence.
-Et pourquoi s’être encombré de moi alors ?
-Marin d’eau douce que tu es, tu as beaucoup de qualités. Tu es instruit, tes langues sont plus qu’utiles, tu as du flair, tu es vif d’esprit et tu as de la rhétorique. Je n’ai jamais connu de marin (titre honorifique) avec une telle rhétorique. Tu es intriguant, mais certainement pas dangereux. Et très longtemps je ne savais pas quoi penser de toi. En plus, je ne peux pas tenir de perroquet, je suis allergique aux plumes. Et je n’aime pas les singes. Ta compagnie est intéressante et même divertissante, alors… De toute manière, jusqu’à hier soir j’avais tout le loisir de te régler ton compte, si je voulais. Mais l’histoire a montré que j’ai bien fait de te garder en vie.
-Votre macaque vous remercie, capitaine.
On ne peut s’empêcher de rigoler. Puis il continue…
-Veux-tu être pirate ?
-Je crois que oui, j’aimerais bien.
-Mais tu n’en es pas un. Ecoute mon petit (tiens, ce n’est plus El Do ?).Tu ne sais pas naviguer en mer, je ne t’ai jamais vu te battre, tu parles toujours correctement et si je peux me permettre, je n’ai jamais vu de pirate qui se fait dessus quand je lui parle. Et ne va pas trop te donner de l’importance, j’avais encore d’autres raisons de ne pas attaquer ton navire. Ne va pas croire que tu es le centre de tout. Tu crois trop souvent pouvoir prendre le dessus sur les autres, mais érudit que tu es tu n’en reste pas moins un nigaud ! Il te reste beaucoup de choses à apprendre. Le sais-tu ?
-Je m’en rends compte, du moins maintenant.
-Bien. Ecoute, je dois m’en aller maintenant. J’ai trois matelots qui souhaitent s’installer ici ou éventuellement repartir avec toi, donc je les laisse ici. Je te les confie, El Do ! Si tu es la personne que je connais, tu te débrouilleras !
Nous entamons le retour à la chaloupe.
-Capitaine, dites-moi pourquoi vous m’auriez tué si j’avais tenté de prendre mon arme hier.
-Parce-que cela aurait signifié que tu apprécies les situations de manière trop impulsive, juste pour te défendre, au lieu d’avoir le recul pour réfléchir. Je n’avais pas d’arme à la main, il n’y avait donc pas de raison d’en prendre une de ton côté. Si tu l’avais fait, tu n’aurais pas été le bon chef pour les trois matelots que je laisse et ils se seraient mieux débrouillés sans toi. Rappelle-toi. Le capitaine est responsable des marins, jusqu’à bon port. Et si je te laissais seul, tu n’aurais eu aucune chance. Il aurait donc été cruel de te laisser ici pour mourir lentement… Alors je te le dis, El Dominisuisso : réfléchis bien ! Car pour devenir pirate du devras fournir de nombreux efforts sans jamais être sûr d’y parvenir. Et rappelle-toi bien que le jour où tu choisis, ton choix sera irréversible... Tu comprends ?
-Je comprends bien. Mon idée première était de me faire négociant, de toute façon. En plus je me destine à une flotte marchande de préférence. Et si je parviens à rejoindre Santo Domingo il se pourrait bien que vous pillez un jour des navires chargées de mes richesses…he he. Mais dites-moi encore, capitaine, pourquoi avez-vous feinté ne pas être le capitaine lors de notre première rencontre ?
Il presse le pas car je sens que mes questions l’agacent.
-On a vu des délégations se rendre à bord d’un navire pour tirer une balle en plein front du capitaine, une fois qu’il se présentait en face d’eux. C’est astucieux, car il y a de fortes chances que l’équipage se batte pour prendre la place du capitaine. Pendant ce temps le navire à attaquer met les voiles, dans tous les sens du terme, sans livrer combat. Un navire et son équipage intact contre la vie de deux ou trois matelots enrôlés de force… c’est un prix très modique. Et en plus il y a ensuite plus de vivres pour les autres… ha ha.. En tout cas moi je prends mes précautions pour ne pas me faire avoir.
Nous nous approchons de la chaloupe. J’ai pourtant encore tant de questions… Je presse le pas pour rester à sa hauteur…
-Capitaine, par quoi dois-je commencer ? Vous vous rendez où ? Allons-nous nous revoir ?
-Grrrr, tu m’agaces avec tes questions. Mes hommes t’expliqueront ce que tu as besoin et envie de savoir. De mon côté j’ai rendez-vous avec des alliés pour aller attaquer « la flota ». Il paraît que les premiers navires approchent l’île de Saint John.
Il monte dans la chaloupe qui est instantanément tiré à la mer par les marins. Si parfois avant le temps était long, maintenant il court à toute allure. J’ai à peine le temps de répéter :
-Allons-nous nous revoir ?
-Ha ha ! Certainement, El Do, car tu me dois une cargaison d’armes et un pantalon ! Si tu prospères nos chemins se croiseront. A Dieu va, El Do !
Haut, bas, haut, bas…
La chaloupe prend le large pour rejoindre le « San Felipe ». Je me retourne pour regarder les trois marins qui sont sur la plage et qui font comme moi. Puis je scrute à nouveau la chaloupe qui a déjà fait plus de la moitié du chemin. C’est des bons ceux-là, je vous dis !
Pendant que je regarde la chaloupe rejoindre le navire, je commence à sentir s’installer un sentiment de regret. Le temps passé avec le capitaine était trop court et je me demandais si on se reverrait bientôt.
Mais, hélas, là, posé sur la plage, je ne pouvais pas savoir que ce serait la dernière fois que je voyais le « San Felipe ». Je ne pouvais pas savoir non plus qu’ils courraient à leur perte. Je ne pouvais pas savoir que mon estimé ami, le capitaine, deviendrait la victime d’un terrible complot qui a pris naissance sous mes propres yeux alors que je n’y voyais que du feu.  Avec le recul j’allais apprendre que j’aurais pu le voir. Je crois.
Mais aujourd’hui, sur ma plage, je ne savais pas. Non, mes amis, je n’avais rien vu et donc je ne savais pas. Ce soir là. Sur cette plage. Sur cette île.
Je me sais être malin, mais ce jour là j’ai été bien bête. Ou aveugle…
Haut, bas, haut, bas… Haut. On remonte les rames pour s’approcher du navire.
Je vous jure, mes amis, si j’avais su (ou été moins aveugle), je serais remonté à bord du « San Felipe », y compris à la nage… Si seulement j’avais vu… et pourtant c’était sous mes yeux, il n’y a pas plus de 3 minutes.


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