Derrière son comptoir, elle n’attend plus rien. Son visage est maquillé, sa coiffure régulière, la frange crantée à la dernière mode, mais de ses pensées n’émerge pas la moindre lueur, pas la de fêlure non plus - et si elle en était consciente, de ce dernier point elle tirerait un peu de contentement - ; elles se succèdent avec calme, monotone troupeau de platitude, tombeau du rêve et de la fantaisie ; point n’est besoin de leur faire la leçon, de les sommer d’attendre leur tour car nulle ne semble pressée de s’exprimer : elles vaquent et quand c’est le tour de l’âne, il brait, et quand c’est au coq, il pousse son cri étranglé.
Peut-être dresse-t-elle des listes, oui je l’imagine bien ainsi. Elle compte sur ses doigts, additionne ses devoirs à ses obligations sans que rien n’enrichisse son existence. Elle a pris l’habitude de préparer ses repas mentalement plusieurs jours avant la date prévue ; quand elle mange enfin ce qu’elle avait imaginé, elle trouve le plat est fade parce qu’il ne se distingue pas de l’idée qu’elle en avait. Le matin, elle lisse ses draps dès le saut du lit, ouvre grand la fenêtre et boit son café froid pour ne pas le boire brûlant.
De temps en temps la porte de la boutique fait entendre son bruit de clochette et elle se redresse, machinalement. Inutilement, puisque, même au repos, elle semble suspendue à ses épaules osseuses. Quelques habituées viennent la saluer. Par politesse, elles déplacent quelques cintres, s’intéressent aux promotions mais la vendeuse sait bien qu’elles ont suffisamment de culottes de coton et un nouveau maillot à fleurs pour l’été aussi n’essaie-t-elle même pas de leur vendre un article supplémentaire. Il lui suffit que le temps s’écoule au rythme de leurs babillages. De toutes façons elle n’a pas de pourcentage sur les ventes.
Le mercredi elle ressent pourtant quelques frémissements. Sa collègue, mère de famille, n’est pas là. La vendeuse se réserve le moment où, entre 12h30 et 14h30, les portes du magasin sont closes. Alors, elle saisit à bras le corps les longs mannequins féminins qu’elle alourdit de sous-vêtements épais, conçus pour dissimuler des chairs flétries plus que pour dévoiler des charmes obsolètes. Il y a toujours un costume de bain, des dessous et une chemise de nuit, cela fait partie de la charte graphique, lui a expliqué son directeur à ses débuts, elle s’en souvient encore. Elle s’applique, examine longuement les coloris afin d’éviter tout impair ; tout juste éprouve-t-elle le plaisir du travail bien fait tant elle est pressée d’en venir à l’étape suivante.
Enfin, vers 13h30, elle empoigne le plus petit des quatre mannequins. Celui-ci n’a ni jambes, ni bras, ni tête, seulement un sexe énorme, sur lequel elle plaque des caleçons rouges ou argentés. La vendeuse n’aime pas que le sous-vêtement baille, aussi passe-t-elle beaucoup de temps à lisser le tissu sur la verge plastifiée. Elle ne la regarde pas car l’objet ne lui évoque qu’une de ces nouilles chinoises qui aurait trop longtemps trempé dans l’eau mais il lui semble que sous la main, il ne peut rien exister de plus parfait que cette virgule impassible, cette cambrure presque féminine, lisse et douce et éternellement rigide.
Illustration : Tamara Muller