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Le 13 septembre

Publié le 15 octobre 2009 par Zoridae
Le 13 septembreLa chaleur m'a semblée curieuse après une journée de pluie et j'ai gravi la longue rue Custine à petits pas, pensivement, un peu essoufflée parce qu'avant de franchir le seuil de mon appartement je n'avais rien fait, ou presque, je n'avais pas bougé et il me semblait soudain épuisant d'avoir à enchainer les pas, portant sur l'épaule mon sac trop lourd.
Un instant j'ai été tentée par l'idée de rentrer aussitôt, de renoncer, je savais que mon fils exulterait à mon retour comme si j'étais partie cent ans et B. aussi serait content, surpris, je devinais son sourire. Nous avons cela en commun, tous les trois, d'inventer des fêtes à chaque écart du quotidien et même, parfois, de ressasser une habitude, une mimique ou trois petits mots jusqu'à ce que cette habitude, cette mimique, ces mots-là ne soient plus seulement cela mais deviennent une célébration d'eux-mêmes. J'ai hésité, comme il m'arrive régulièrement d'hésiter, entre retourner dans la ronde rassurante des jours tranquilles ou me confronter à la solitude, m'obliger aux rencontres. Une petite voix me susurrait Profite, profite de ces instants volés, de cette tranquillité rare, cela aurait pu être la voix de mon mari, d'une générosité exemplaire, mais je n'ai jamais su prendre une telle résolution sans une once de culpabilité.
Au croisement de la rue Ramey, j'ai cessé de tergiverser car l'image de ma coiffeuse s'est imposée entre mes pensées et moi. J'apercevais les panneaux rouges qui entouraient la large vitrine de son commerce et j'ai cherché, tendant le cou tandis que je traversais, à distinguer les fleurs dont m'avait parlée mon amie Nathalie, les messages collés sur la porte. J'étais si loin que je n'aurais pu voir qu'une énorme couronne de fleurs s'il y en avait eue une, accrochée à l'extérieur. Mais plutôt que de m'en étonner je me suis trouvée presque rassurée de trouver l'endroit tel qu'il était avant l'été. Je n'avais aucune envie de m'approcher car j'étais sûre que savoir qu'Olivia était morte ne m'apporterait rien, tandis que ne pas en avoir la preuve laissait une place au doute. Et ce doute me réconfortait.
On m'avait raconté sa mort quelques jours auparavant et tout ce que j'avais pu dire c'est Mais c'est elle qui me coiffait !, la voix tremblante, comme si le fait qu'elle me coiffait, moi, et qu'elle ne pourrait plus le faire constituait la preuve qu'une injustice avait été commise, injustice qu'il fallait réparer sur le champ. Puis je m'étais rappelée ses confidences au début de l'été. Son ex, le père de sa fille aînée, venait de mourir. Elle avait aussi un petit garçon de l'âge de Zacharie. Elle me faisait penser à PJ Harvey pour le côté brune et rockeuse mais elle était bien plus belle et pour parler, il lui fallait hausser sa voix rocailleuse au-dessus des albums qu'elle passait au volume maximum. Je l'imaginais, embêtée d'être morte, comme elle avait été embêtée d'être en retard, plus d'une fois, la tête penchée sur le côté, passant la main dans ses cheveux pour les ébouriffer. Merde, elle avait quasiment mon âge !
Plus loin dans la rue, je suis passée devant la quincaillerie d'un plombier, ami de notre premier propriétaire parisien, de mèche avec lui pour ne rien réparer ou mal. Je n'ai pu retenir les injures qui me viennent aux lèvres chaque fois que je pense à lui. Imaginer le flot d'insultes que j'avais déposé devant sa boutique m'a mis du baume au cœur et j'ai marché, plus légère jusqu'au 52. Là, rien ne signalait que ma gynécologue n'était plus là. Et pourtant, un message sur le répondeur m'avait avertie à mon retour de vacances : "Le Dr R. est très gravement malade et hospitalisée. Elle ne pourra vous recevoir comme prévu en septembre. Veuillez rappeler le secrétariat pour que l'on vous donne d'autres coordonnées."
Quand je suis envie parvenue Place Corentin Pecqueur, j'ai vu que le trottoir était plein de monde. Il y avait une caméra d'Arte, un perchman et sa perche. J'ai hésité, encore, à repartir mais l'envie de me tenir éloignée un moment de mes pensées de l'aller m'a retenue.
C'est alors que j'ai entendu une voix étrange et laide éructer en anglais, accompagné d'une guitare. Je me suis haussée sur la pointe des pieds et j'ai aperçu un type aux cheveux sales, aux yeux rendus vitreux par une paire de lunettes aux verres jaunes. Bizarrement, j'ai espéré qu'il ne s'agisse pas de Colum McCann. Comme si cela avait une importance...
Il y a quelque chose d'étrange à vouloir rencontrer des écrivains, je l'ai toujours pensé et c'est quasiment la première fois, que de mon propre chef je me décidais à aller observer, écouter un de ces dompteurs de mots dont l'univers aurait dû me suffire.
Quand je travaillais pour un distributeur de livres en anglais, au Salon du Livre, nous allions par jeu, deviner qui se cachait derrière les files les plus longues de passionnés ; cela me paraissait étrange d'attendre des heures juste pour une phrase impersonnelle griffonnée à la va-vite sur un livre. Entrevoir Amélie Nothomb et son chapeau, découvrir la silhouette délicate de Christine Angot après avoir été agressé par ses déclamations tonitruantes au micro bien au delà de la zone dédiée à sa lecture publique, c'était comme un jeu et c'est tout. D'ailleurs les deux seules fois où je suis sortie de mon indifférence, j'ai été attristée par ma rencontre avec Nancy Huston et horriblement vexée par celle avec Armistead Maupin. Celle qui était l'une de mes auteurs préférés avait l'air las, je n'avais pas réussi à lui exprimer ma gratitude pour ce que la lire m'avait apporté. Celui dont Les Chroniques de San Francisco m'avait charmée et enthousiasmée plusieurs semaines de suite, a signé mon exemplaire de son ouvrage en parlant à un séduisant jeune homme qui attendait derrière moi. Je crois qu'il n'avait pas même eu à me demander mon prénom puisque, selon les instructions des libraires de la FNAC, je l'avais déjà noté sur un bout de papier.
Ce 13 septembre, il a été rapidement décidé d'émigrer vers le square car la librairie ne pouvait contenir la foule venue admirer l'auteur irlandais et je l'ai enfin aperçu, reconnu car j'avais dû le voir en photo récemment ; je me suis souvenu que d'ailleurs je l'avais trouvé séduisant avec ses yeux expressifs, intelligents, au milieu d'un visage lunaire. Près de lui, assis sur le dossier d'un banc, sa guitare sur les genoux, se tenait Joe Hurley, ami de l'auteur, ayant composé plusieurs chansons évoquant Et que le vaste monde poursuive sa course folle. Il a entonné quelques mélodies inaudibles derrière la rocaille de sa voix, projetées d'une bouche obscène, lippue, portées par un regard morne. Sans cesse je croisais les doigts pour que ce soit la dernière mais il paraissait déterminé à ne jamais s'arrêter. A côté de lui, Colum McCann scandait les paroles silencieusement et je me suis sentie coupable de ne pas comprendre ce qu'il pouvait trouver à cette musique.
Enfin, l'écrivain a lu des extraits de son livre en anglais puis en français. Il était charmant, drôle, juste parfait pour l'occasion. Accroupie je tentais de prendre des notes et de filmer ; ma caméra avait des soubresauts, mon stylo dérapait et j'ai fini par lâcher l'un et l'autre bien avant la fin de la rencontre.

Le rLe 13 septembreésumé du roman est aisé : le 7 aout 1974, le funambule Philippe Petit, a couru, marché, dansé, salué et s'est même allongé sur un câble d'acier long de 400 mètres tendu entre les deux tours du World Trade Center. Colum McCann est parti de ce moment extraordinaire pour décrire une poignée de personnages New-Yorkais : un prêtre irlandais tourmenté par sa foi, en plein Bronx, une mère dans son luxueux appartement sur Park Avenue, hébétée après la mort de son fils au Vietnam, un passionné de tags dans le métro, une artiste engagée, ex-droguée, des prostituées noires. C'est le genre de sujet qui, bien traité, peut être éblouissant, faisant montre de la virtuosité de l'auteur - et c'est le cas ici- l'évocation des personnages en quelques chapitres laissant juste assez de frustration pour que leur souvenir demeure bien longtemps après la lecture. J'ai, entre autres, apprécié que le livre semble déséquilibré, avec un traitement inégal selon les personnages, certains assez vite abandonnés, d'autre qui reviennent lorsqu'on ne s'y attend plus.
Certains portraits sont plus réussis que d'autres. Le prêtre irlandais, Corrigan, raconté par son frère plus coincé, maladroit, un peu niais mais touchant aussi, comme le négatif d'une photo idéale, est saisissant de complexité, de beauté, de singularité.
La douleur de Claire face à l'absence de son fils Joshua, la façon dont elle se remémore ses innombrables qualités comme si elle voulait argumenter contre sa disparition m'ont aussi remuée. Les pages sur la préparation du funambule, avant son exploit, tranchent ; d'un tempo plus lent que les autres elles dégagent une acidité, presque une tristesse ; l'espèce de détachement glacial de l'artiste, sa vision poétique du monde sont époustouflants*.
Colum McCann a raconté qu'il avait passé un coup de téléphone à Philippe Petit pour l'informer qu'il allait parler de son exploit de 1974 dans un livre.
Celui-ci lui a demandé : "Vais-je passer pour un clown ?"Le 13 septembre
Colum McCann l'a rassuré : "Non, car je trouve que ce que vous avez fait est un acte de pure beauté."
Philippe Petit a conclu leur bref échange en demandant à l'écrivain de lui envoyer son roman lorsqu'il serait fini. En riant Colum MacCann nous a dit : "C'est ce que j'ai fait et je n'ai plus jamais entendu parler de lui ! Mais peu importe, je ne me soucie pas de ce qu'il pense... D'ailleurs je n'ai pas fait de recherches à son sujet, j'ai quasiment tout inventé en dehors de ce qui s'est passé entre les deux tours. Je ne voulais pas que ce soit réaliste, je voulais que ce soit un beau portrait et ayant le vertige, je voulais créer une sorte de vertige pour le lecteur."
Dans le square, des voix se sont exclamées : "C'est sacrément réussi", "Oh oui !"

Et que le vaste monde poursuive sa course folle
** ne s'achève pas avec l'arrivée, au bout de son câble, du funambule car, nous raconte l'écrivain : "Finalement je me suis rendu compte que j'avais plus envie de parler des gens autour. Des gens ordinaires. Car ce sont eux qui m'intéressent, comme dans une ville m'intéressent d'abord les endroits dangereux, les aspects difficiles de la vie dans cette ville."
McCann croit en effet que la chose fondamentale en littérature c'est l'empathie. Il faut commencer par comprendre l'autre pour se comprendre soi-même. Selon lui, l'histoire du monde peut être contenue dans un roman, les problèmes du monde, résolus à travers la biographie de quelques personnages honnêtes et sérieux.
Ainsi quand on lui demande s'il a voulu parler aussi du 11 Septembre 2001 , l'auteur acquiesce :
"Le funambulisme, qui est un spectaculaire acte de beauté et de création, est en opposition directe avec l'acte de destruction que furent les attentats. C'est aussi comme aller entre deux époques. Ce roman, on peut le voir comme une histoire de 1974 à New York ou on peut choisir de l'interpréter comme une allégorie, l'Irak faisant écho à la guerre du Vietnam. Il y a plusieurs niveaux de lecture."
Convaincue par sa démonstration, j'ai pourtant réalisé, quelques jours plus tard, que j'aurais pu me passer des dernières pages... Je n'avais pas besoin d'une cadence parfaite comme pour un morceau de musique. Ou alors c'est que le fil de l'histoire, après que le funambule ait posé le pied sur le montant d'une fenêtre d'une tour, s'était irrémédiablement rompu.
*Je voudrais recopier ici le passage avec le coyote, page 205 et 206 mais ce serait trop long je le crains.
** Le titre, en anglais Let the great world spin, est emprunté au poème de Tennyson Locksley Hall.

Illustration : Gérard Dubois


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