« Telle est la vie des hommes.
Quelques joies très vite remplacées
Par d’inconsolables chagrins.
Il n’est pas nécessaire de le dire aux enfants ».
Marcel Pagnol
Je viens de découvrir la série Six Feet Under (Six pieds sous terre), diffusée sur France 4, que j’ai suivi avec assiduité sur le web. Ce feuilleton suit le quotidien d’une famille qui détient une société de pompes funèbres. Pas commun comme série, car outre le tabou de la mort, elle s’est concentrée à en aborder d’autres que l’on évoque peu ou jamais dans nos sociétés comme l’homosexualité et la drogue tout au long de ses épisodes. On peut y suivre les aventures de Keath et David, une union pleine de sincérité et de rebondissements, sans la caméra qui coupe au moment des embrassades gays comme la plupart des séries TV. La mort aussi est montrée de façon frontale : des accidents pittoresques aux morts naturelles, on peut y voir Rico, le thanatopracteur de Fisher & Fils, remettre en état les cadavres pour la cérémonie d’adieu demandée par les familles. Quand je l’écris comme cela, on peut s’imaginer une série glauque et difficile à suivre. En réalité, il n’en est rien. Tout cela est très bien filmé, scénarisé, et la plupart des scènes se déroulent sur fond d’humour noir, qui rend la série passionnante et les personnages irrésistiblement attachants.
L’irrémédiable séparation finale d’avec les proches, la vie après la mort ou le néant… Je me suis auto-prescrit cette série, histoire d’approcher un peu l’effroi que la seule pensée de la mort suscite chez moi. Quand on a 15 ans, c’est simple, on n’y pense pas. Et quand bien même quelqu’un viendrait l’évoquer, l’adolescent l’élude généralement avec aisance, à l’aube de sa vie, rien ne lui paraît plus éloigné de lui. Et puis, quelques années plus tard, les goûts évoluent, l’entourage aussi, la personnalité qui se précise, et finalement, la notion du temps qui passe et des changements qu’il entraîne commence doucement à être intégrée. Et c’est là que la pensée de la mort réapparaît, non plus comme une expérience étrangère, mais comme une ombre qui plane, comme un truc dans l’air qui se présentera à chacun d’entre nous un jour. Souvent, ce n’est pas tant sa propre mort qui inquiète, même si celle-ci provoque déjà bien des questions et angoisses, mais davantage celle des autres, éternels vivants à nos yeux, dont la fugace pensée d’une séparation prochaine ou lointaine glace d’effroi. Alors, pour faire face, chacun s’accommode à sa manière. Souvent, cela consiste au refoulement, à confiner cette idée dans une case de son cerveau fermée à triple tour. Je le fais, comme tout le monde. Mais je crois que j’y arrive mal. Alors, cette peur ne me quitte jamais. Elle est tantôt bonheur à partager, à « profiter ». Mais le temps de dire que l’on en profite, le temps est déjà perdu. Cette fuite du temps incontrôlée et incontrôlable à quelque chose d’extrêmement angoissant. Ce bonheur fugace, non palpable, qui nous file entre les doigts, qu’on en profite ou non. Peut-être est-ce pour cette raison que j’aime visiter parfois des cimetières. Parce que je ne veux pas l’oublier cette fuite en avant, qui ne nous est offerte qu’une fois, et voir ces tombes les unes près des autres, rappellent trop bien que pour eux aussi, comme pour notre société et l’Homme en général, la mort n’était qu’un concept avant qu’elle ne devienne une réalité. Il faut le savoir, et le garder en tête me dis-je, même si vivre avec cette idée en permanence est le meilleur moyen de se sentir paralysé dans le présent. Alors, il faut jongler autant que possible. Entre lucidité et amnésie. Le temps de râler car le train est en retard, ou de pester simplement parce qu’il pleut. Et le reste du temps, comme une seconde nature, de vivre avec la peur panique de recevoir un coup de fil qui va tout chambouler. Quand on est heureux, sans que cela ait toujours été le cas, on est même doublement sur ses gardes.
Il y a quelques semaines, un de ces coups de fil a retenti. Un de ceux qui vous rend sérieux tout à coup. Plus sérieux que sérieux. Qui donne le sentiment que la Terre s’arrête de tourner. Qui vous arrache à la frénésie, à l’habitude, à l’ordinaire tellement ordinaire qu’on le pense éternel. Malgré la peur omniprésente, on se rend compte que ce genre de coups de fil prend souvent au dépourvu. Tous les yeux sont braqués à droite, et le projecteur est finalement sur la gauche. Heureusement, le grand âge fait relativiser les choses. On peut dire qu’il s’agit d’une belle mort. Pleine d’énergie, jusqu’au bout j’entendais encore, il y a peu, une conversation politique animée entre elle et son petit-fils au téléphone. Elle avait toute sa tête, lisait beaucoup, et a eu la santé jusqu’au bout… Une belle fin de vie, qui a permis à tout l’entourage d’accepter son départ, un soir de novembre.
La cérémonie d’enterrement a eu lieu le jour de mon anniversaire. La famille a tout fait pour éviter que ce ne soit un jour glauque. J’étais à l’Eglise pour cette cérémonie d’enterrement, je n’y avais jamais assisté alors j’étais curieuse de voir comment cela se passerait. Ca s’est passé finalement comme partout. On prie pour le défunt et pour ceux qui restent. Un portrait au milieu. Un cercueil. Des gens qui pleurent, des enfants qui ne comprennent pas ce qui se passe et qui courent partout, affichant une innocence qu’on leur envie. Moi, je restai droite. Je n’avais pas vraiment d’émotions, mais je ressentais une gêne. La sensation de se sentir décontenancée tout en n’ayant pas le droit de l’être. Je me suis sentie sans cœur un moment, et puis, j’ai fini par me répéter que c’était normal vu les circonstances. Le décès d’une personne de cet âge est triste mais normal. C’était aussi ma réponse à cette culpabilité qui revenait à chaque fois que je voyais quelqu’un porter un mouchoir à ses yeux. Le seul moment d’émotion que j’ai ressenti ne concernait pas vraiment la défunte. Les larmes me sont montées quand est venu le discours de ma belle-mère. Ses mots étaient sobres, et très émouvants. Et puis, j’ai pensé « Ils pleurent une grand-mère, voisine, fidèle de la paroisse, mais elle… c’est sa mère qu’elle enterre ». C’est monté vite, comme un coup de sang, et puis, j’ai repris mon calme, parce que je ne voulais pas pleurer. Si je ne suis pas capable d’accepter une mort naturelle et heureuse, je n’arriverai jamais à affronter la vie. La journée s’est déroulée ensuite dans la gaieté avec toute la famille. Et moi, je me réappropriais peu à peu ma journée d’anniversaire. Elle n’avait pas le même goût que d’habitude, mais c’était quand même ma journée.
Le lendemain, je passais la journée dans une morosité étrange. Je ne sais pas dans quelle pochette de mon anatomie j’avais enfoui cette tristesse, mais fallait bien se l’avouer. Même naturelle et normale, même sans tragédie, de Omar m’a tuer, même à 96 ans, la mort me posera toujours problème. Toutes mes angoisses sont remontées à la surface, cette fin inéluctable, cette séparation finale. Difficile d’admettre que nous n’aurons été que des compagnons de route le temps d’une brève promenade. J’ai donc essayé de regarder Six Feet Under. Ca ne m’a pas guérie, mais ça m’a montré avec éclat que je suis loin d’être la seule dans ce cas. Et qu’il n’y a rien d’autre à dire ou à faire que de vivre, simplement. On verra bien pour le reste.
Je vous souhaite à tous de vivre donc au mieux pour 2010 avec amour, joie, santé, bonheur, et que les souhaits de chacun se réalisent.