La fête morbide était sur le point de commencer. Le taureau n’allait pas tarder à rentrer dans le jeu avec hargne. Un bruit entêtant s’élevait de la foule chahuteuse, l’orchestre avait commencé à dramatiser l’instant de ses cuivres luisants. Les « jeux du cirque » allaient débuter pour le peuple avide de sang et de sensations. Les picadors, qui faisaient partie de ma fidèle cuadrilla, étaient tous prêts à en découdre. Moi, en ce moment, j’étais comme leurs chevaux. Je trépignais. Je fermai les yeux, je m’immisçai discrètement dans un rituel que je connaissais par cœur, dont je connaissais tous les secrets, des petits trucs pour se relaxer mais j’avais peur… C’était la première fois que j’avais aussi peur. Habituellement, il y avait du trac bien sûr mais pas cette peur qui me bouffait le ventre. J’avais l’impression d’exploser à l’intérieur, mes sens étaient complètement déboussolés, je tenais à peine debout alors que j’allai être le principal acteur de la grandeur de l’espèce humaine. Je n’avais jamais connu ça avant, sûrement l’importance de l’événement qui créait cette atmosphère pesante.
J’étais tout de même réconforté par la présence de mes frères d’armes. José, Miguel, Paquito, son cousin Pablo et tous les autres. Tous m’avaient accompagnés jusque dans cette fournaise. Ils avaient vu leurs meilleurs chevaux se faire étriper et rembourrer comme de vulgaires coussins. Ils avaient vu leurs banderillas se briser sur les peaux les plus coriaces. Ils avaient goûté de près au bois épais des barriras, certains y avaient perdus quelques dents. De toute façon, ils ne souriaient jamais. Juste un léger rictus, un sourire crispé pour prétendre que tout se passait pour le mieux. Mes frères, ce combat est le vôtre, mon succès dépend de vous.
Vous avez aussi supporté les railleries de ces bouffons de la mayora, lorsqu’ils vous présentent les monstres qui se jetteront sur vous le lendemain, vous avez vécu les pires insultes quand je n’arrivai pas à donner le dernier coup mortel, vous êtes sortis sous les huées de ces spectateurs peu reconnaissants quand, par malheur, l’une des bêtes n’attaquait pas droit et nous donnait du fil à retordre. Ou quand, tout simplement, il y avait un peu de retard pour finir le boulot. Me donnerez-vous assez de force et de vigilance aujourd’hui ?Le poids des années devenaient lourdes à porter. Joselito, Belmonte, Manolo et les autres nous regardent d’un air inquiet et nous somment de faire attention et de hausser le ton dès le premier taureau. Aurais-je la force de bouleverser cette foule, qui pour l’instant, va et vient dans les allées de ce théâtre de la mort ?
La porte s’est ouverte, lentement, comme au ralenti. Le souffle lourd se faisait entendre, même si la porte n’était qu’entrebâillée. Il est là. Il nous sent, il nous regarde, dans le noir, ses yeux dirigés vers la lumière et les cris. Je me demande si je ne serai pas mieux en train de regarder el Gran Hermano à la TV, affalé sur mon canapé en cuir de vachette pleine fleur. Mauvaise pensée sur le coup, j’ai l’impression que ça l’a énervé. Mon destin n’était pas de devenir une star du petit écran, mon destin est d’avoir la mort comme partenaire. C’est mon gagne-pain, le plaisir embarrassant des autres est ma locomotive. Je suis le fossoyeur qui fermera le cortège soigneusement organisé par ma cuadrilla au grand complet. La mascarade allait commencer, les portes se sont ouvertes, béantes dorénavant. Nous l’entendons, les cornes claquant sur les protections en bois. Il va débouler d’un instant à l’autre et filer droit, avec la peur au ventre mais le courage d’un condamné à mort. Rien à perdre. Nous, à peu près tout. Plus que quelques secondes.
Les picadors attendaient ce moment depuis quelques heures, leurs chevaux beaucoup moins. Leur souffle court et répétitif attirerait leur opposant du jour. Face à nous, une boule de nerfs, remuante, antipathique et nauséabonde…un carnage sur pattes élevé à la Red Bull. Ils donnaient des coups de tête dans le vide, cherchant à se repérer dans ce milieu hostile. Ses cornes que la mayora, malveillante, lui avait raccourcies, lui conféraient une attitude de moustique sous cocaïne. En bref, l’engin était particulièrement énervé et personne n’avait forcément envie de le provoquer ouvertement. Les chevaux avaient commencé l’ouvrage contre leur gré. Ils savaient qu’il n’y avait pas vraiment de choix. Les picadors ne tenaient pas à bâcler le travail et ils s’appliquaient depuis maintenant 10 minutes à creuser une entaille béante dans la carcasse presque métallique de ce maudit animal. Même les chevaux regroupés de l’alguazil prenaient peur, ils sentaient la violence de loin. Les picadors ne se ménageaient que très peu sous cette chaleur insoutenable. Chacun y allait de son coup de pioche. On pouvait saluer la vigueur de ses ouvriers de l’arène qui, sans relâche, savaient qu’il fallait me préparer le terrain.
Au bout de nombreux efforts, le taureau commençait à fatiguer et il était temps qu’intervienne, dans un sursaut désespéré, la danse des banderilles. Dans les milieux qui sentent la merde de bovins, on n’osait pas l’accepter mais les banderilles représentent la féminité absente, la pause de légèreté dans ce milieu de machos. C’est vrai que les femmes ont toujours été écartées du danger, et bien entendu de la mort. Et bien, la seule façon d’amener un peu de leur délicatesse était de faire courir des hommes à petits culs avec des piques couleurs arc-en-ciel dans les mains. Leurs petits corps se déhanchaient pour échapper au massacre. Un vrai travail de contorsion qui me donnait toujours un peu de joie. Une farandole sanglante se mettait en place méticuleusement, un travail calculé au millimètre. Un moment coloré et léger mais extrêmement utile. Les gars s’en donnaient à cœur joie. Mais il savait qu’il fallait surtout éviter l’opération à cœur ouvert…
(© Photo: Franck Vinchon)