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Gusto de la Mort II

Publié le 09 février 2010 par Dirrtyfrank
Gusto de la Mort II

Un peu de courage, Dios mio. J’avais ressenti la douleur mais je restais transcendé par l’événement. Comme un fakir qui sautille sur ses charbons ardents. Comme lui, je ne savais pas pourquoi mon art s’était transformé en attraction pour touristes. Mais j’étais prêt à accepter beaucoup de choses. J’avais autre chose de plus important en tête. Putain, je jouais avec ma vie. C’était quand même une folie de se retrouver face à la mort chaque week-end ? Certains parlent de noble art mais le danger des éclaboussures de sang était bien réel. Les tâches ne partaient pas avec les éloges. Moi, je ne savais plus trop quoi penser. Je ne faisais que creuser tout simplement ma carrière et ma tombe dans les sables mouvants des arènes du monde entier.

Et oui, j’étais toujours aussi obnubilé par le sable qui allait me niquer la voûte plantaire. Et à mesure que les gens s’installaient, je me rendais compte que tout ce qui m’entourait n’était que chaleur, composition agressive de couleurs vives et chatoyantes, tout n’était que feu aveuglant. Les femmes panachées, perroquets perchés dans leurs palcos, délurées et inaccessibles, se repoudraient le nez. Au cours de leur périlleuse opération de séduction, leurs miroirs laissaient échapper un filet de lumière qui m’aveuglait. Une simple provocation qui devenait un vrai calvaire à mesure que le soleil s’approchait de son zénith. Elles arboraient leurs plus belles robes sévillanes, irradiantes de couleurs bigarrées, de mouvements aériens et de mauvais goût méditerranéen. Elles attendaient avec une impatience non dissimulée le combat entre le Bien et le Mal. Quel rôle m’était accordé dans cette histoire? Je ne savais même plus.

La fumée des cigarettes jaunies des vieux connaisseurs venait envahir les allées circulaires. Elle m’enveloppait dans un manteau étouffant de puanteur. Un épais nuage de fumée apparaissait par endroit, ne laissant entrevoir que quelques détails déprimants aux alentours de l’arène. Certains fumaient comme des anciennes machines à vapeur et les bouts rougeoyant des mégots graisseux se distinguaient de moins en moins alors que le soleil se faisait plus agressif. Les andanadas del sol (les places les moins chères, placées dans le soleil cru de l’après-midi) ne se remplissaient pas vite, preuve que les touristes se préparaient à une mise à mort difficile. Les plus courageux, déjà présents, se mettaient de la crème solaire indice 50 et vissaient avec application leur casquette Real Madrid achetée le matin même au Corte Inglés. Les plus valeureux étaient déjà assis en enfilade, ressemblant à des brochettes de calamars prêts à frire, le long des tribunes vieillottes de la légendaire enceinte.

La beauté aveuglante du soleil castillan me paraissait épouvantable, pourtant il m’avait attiré vers la gloire. Ce soleil avait été omniprésent dans ma vie et c’est lui qui m’avait placé en haut de l’affiche. Cette lumière m’inondait, me transportait, me faisait bander (pas trop, ça se voit tout de suite dans l’accoutrement traditionnel). L’habit de lumière, « el traje de luz », comme l’illumine si bien la tradition ; ce nom n’était pas le fruit du hasard pour ceux qui connaissaient les prairies andalouses. A de nombreuses occasions et dans les moments les plus difficiles de ma carrière de torero, je me conformais au fait que le décor de ma vie était comme une prison dorée. Je n’ai jamais cru que l’intensité venait du matador mais bien de ce public qui vous acclame et vous chante. L’artiste n’est rien sans son public adoré. Toute cette ferveur de cris et de souffles lourds, cette sueur qui n’avait rien à envier à un train de banlieue en plein été, toute cette odeur de tabac de marché noir et de parfums exécrables me montaient à la tête. Je n’étais qu’une marionnette cassée au milieu de la foule, attiré par la gloire. Quoiqu’il en coûte. Un Icare sentant le chorizo et l’oignon, parlant trop et surtout trop fort, juste par principe et par culture. L’Espagne et ses traditions, celles qui me portaient aux nus, me laissaient là, pantin fragile, la gorge sèche et la respiration difficile.

L’enceinte, qui semblait m’étreindre et qui finira certainement par m’étouffer un jour, était d’un rouge vif. Comme si le sang des taureaux versé ici avait permis de la repeindre tous les ans depuis des dizaines d’années. Ou peut-être était-ce le sang des gitans qui étaient rentré sans payer et dont les mains avaient été retrouvées dans les sacs à main des distinguées señoritas? Si c’était le cas, le secret de ce génocide avait bien été gardé, même dans les alcôves les plus bavardes de la Plaza de Toros et jusqu’au plus profond de l’apartado le plus reculé. Tout à coup, un doute s’installe juste avant l’ouverture de la porte qui allait libérer le diable en personne. Et si le public ne venait pas forcément pour voir le Mal mourir mais pour voir si le Bien était toujours à la hauteur. Il n’y a qu’à lire les faits divers d’ El Paìs pour voir que plus rien n’est tout blanc ni tout noir (même les galactiques de la Casa Blanca portent les deux couleurs). Moi aussi, j’avais toujours rêvé d’être dans les colonnes des journaux référents, j’y avais d’ailleurs toujours eu des places de choix, relégué à la fin comme tous mes collègues. C’était normal pour notre profession. Mais j’en voulais encore plus et ce jour était le meilleur moyen de me distinguer encore une fois.

La mort était mon métier…la mort dans l’art, la mort dans l’âme. Mais comment peut-on savoir dans notre monde moderne si ce que vous faîtes est un sport ou un art ? C’est tout simple, il suffit de vérifier si vous faites partie du catalogue Playstation. La tauromachie avait son jeu ? Alors c’était un art ? Ou un sport ? Dans le monde dans lequel je vivais, personne ne voulait même se poser la question. Je me concentrai donc sur l’arène et la porte par laquelle la bête allait débouler à la vitesse de la lumière. J’avais peur et je me rassurais en cachant mes mains tremblantes derrière mon montera.

(© Photo: Franck Vinchon)


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