Il faisait terriblement chaud ce jour-là dans la Plaza de Toros de Madrid – station de metro Ventas (ligne 2 et ligne 5, sauf pour ceux qui ont eu la mauvaise idée de prendre leur Seat Ibiza et qui cherchent désespérément une place dans les rues adjacentes). J’avais l’habitude de cette chaleur mais, aujourd’hui, c’est vrai, on avait du mal à respirer dans cette fournaise. L’enceinte en forme d’entonnoir n’arrangeait rien. J’attendais dans un coin, tentant de trouver un coin d’ombre, de trouver un coin de tranquillité dans ce brouhaha passionné.
Ce petit air innocent, inoffensif, ce petit air de ‘viens me toucher’. Ces petits grains n’avaient rien de spécial en apparence. Mais je sentais que ce foutu sable allait me brûler, me transpercer les chaussures spécialement confectionnées pour cette grande occasion. Rien n’y faisait. Aucune excuse n’était valable. Ce jour était vraiment spécial. C’était l’apogée de ma trop longue carrière, l’indispensable Feria de San Isidro. Le mois de Mai était un mois festif pour tous les accrocs de tauromachie dans la capitale espagnole. La salle de réception Torres en face de Ventas étaient prêtes à s’enflammer pour chaque famille propriétaire des taureaux présentés aujourd’hui. Pour certains, des années de sombre labeur allaient enfin découler sur l’occasion de briller de mille feux. Le Tryp Hotel de la Plaza de Santa Ana avait fait peau neuve tout l’hiver pour se muer en centre de la tauromachie mondiale. Cette journée était à marquer au fer rouge pour nombreux d’entre nous. Je connaissais déjà la Plaza de Toros de Madrid mais c’était la première fois que je foulais ses arcades pour le plus grand événement mondial de la discipline. C’était le grand trip.
Tout n’était que fête. A part ce putain de sable. J’y avais posé mes pieds avant l’arrivée des spectateurs. Je m’étais cramé en quelques minutes et cela n’allait pas s’arranger au moment d’atteindre le centre des ébats. Je m’attendais à une gêne extrême et réellement désagréable. Cet handicap particulier ne me privait pas de savourer l’instant avec une fierté inégalée. Je me rendais bien compte que j’étais arrivé au top de ceux qui peuvent contrôler les rouleaux compresseurs de plus de 500kg. J’étais l’une des têtes d’affiche, l’un de ceux qu’on attendait le plus au tournant. Je faisais partie de la crème de la crème. Les fantômes d’Ava Gardner et d’Ernest Hemingway côtoyaient les paparazzi des starlettes sans âme et de la face de revenante de la duchesse d’Alba. Mais moi, j’avais accès au véritable carré VIP, le cerceau sans angles, au centre de tout.
Mais ce foutu sable…Il me rappelait mes premiers souvenirs d’entraînement, ce sable qui m’avait fait mourir de douleur et de larmes pendant mes novilladas dans les provinces reculées d’Espagne, ce foutu sable que j’avais apprivoisé et que j’avais fait mon allié pour dérouler mes plus beaux gestes, pour glisser et créer mes mouvements élégants… Ce putain de sable, il était loin d’être de mon côté aujourd’hui, une trahison que je retiendrai. J’étais sûr qu’il allait me tatouer la plante des pieds, me taillader jusqu’au sang, me réduisant en corps endolori noirci et fumant. ‘Joder’, j’allais avoir des brûlures au 3ème degré, mon jeu de jambes allait s’alourdir d’autant. Le sable, qui me trahissait après tant d’années de relation intime, avait été très vite mon terrain de jeu ; « je suis un enfant de la balle » comme disent les jongleurs de cirques ambulants …mais moi, mes boules étaient solidement accrochées au fond de mon froc de lumière – de toute façon, il n’y avait pas beaucoup de place pour s’exprimer sur le sujet.
Une vision apocalyptique me traversa l’esprit et me fit perdre mes moyens pendant quelques minutes. L’Enfer sur Terre. Je me voyais me tournant discrètement vers la sortie pour pouvoir échapper enfin à ce creuset de flammes. Je me moquais de moi-même. J’étais loin d’être le beau et fier torero que j’avais appris à façonner pendant ces nombreuses années. Je voulais tourner le dos à mes aficionados, boitillant et transpirant comme un alcoolique de bodegas, les oreilles dans les deux mains et la queue bien basse.
(© Photo: Franck Vinchon)