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Primaire I

Publié le 01 janvier 2010 par Dirrtyfrank

Si il n’en restait qu’un, ce serait lui. Alain a vu le jour dans les brumes dépressives de l’aube d’une année encore vierge, un 01 janvier à 00h11. Sa timidité précoce l’a jeté dans une petite ville de 10 110 habitants, située au centre de gravité du département de l’Ain (en fait pas très loin du centre de rien). Même si aucun signe ne le prédisposait à une existence hors du commun, il est devenu une star médiatique grâce à sa petite frimousse qui enchanta tous les Français dans le Journal Télévisé embué de TF1. C’est sûr que d’être le premier Bébé de l’Année permettait à notre poupon de goûter aux délices de la célébrité futile d’une télévision privée de sens. Ce nouveau-né chauve et rieur fut jeté sous les projecteurs, jeté en pâture aux téléspectateurs à la traditionnelle gueule de bois hivernale, jeté vers un destin que personne n’aurait voulu, même aux enfants de ses voisins du dessus.

Les premiers pas du petit Alain allaient être décisifs. Il ne rampait que maladroitement mais s’avançait fièrement vers un futur hors norme. Le Créateur (cette entité suprême, unique et immatérielle, fruit de notre vision monothéiste) ne lui accorderait sûrement pas une vie banale. Il était entré par la grande porte, il ne fallait pas décevoir les voyeurs derrière leur fenêtre. Loin s’en faut. Alain allait parcourir durant de nombreuses années une vie simple, voire simplette et unidirectionnelle, une vie comme des millions de gens en rêvent secrètement et qu’ils vivent déjà sans s’en rendre compte. Une vie sans aspérités que tout le monde abhorre mais dont la plupart brandisse les valeurs. Sans embuches et sans tremblements, les prémices de l’histoire d’Alain étaient d’une transparence absurde et rassurante.

Sa première année d’existence fut un délice saupoudré de petits riens, pour lui et son parent unique, sa mère Soledad. Elle avait décidé de placer son amour illimité et exclusif sur son petit bonhomme, seul rescapé d’une histoire merdique - la pauvre femme esseulée et meurtrie avait été abusée par un salaud de militaire franquiste quand elle avait 22 ans ; l’énergumène aux poches vides et à l’estomac troué, lui avait fait un gamin au bout de deux mois et, devant les responsabilités qui poussaient dans le ventre de sa « puta », il avait pris ses jambes à son cou. Ni une ni deux, il avait disparu dans la nature et personne ne le vit revenir sur ses pas. Loin de savoir qu’il était l’unique œuvre d’un pas de deux sans lendemain, il passa du temps à apprendre quelques petites choses essentielles, qui allaient conditionner le reste de son passage sur notre Lonely Planet. Il apprit à marcher, à manger, à gueuler, à grimper, à pleurer, à roter, à chier, à danser, à (se) cogner, à se lamenter ; une dizaine de choses essentielles qui construisent un petit d’ homme.

Comme toujours, Alain était un bébé unique pour sa mère mais banal pour les autres. Ni La famille (ou ce qu’il en restait), ni les amis (ou ce qu’il en restait), ni les voisins (ou ce qu’il en restait) n’échappèrent, devant le berceau, aux sempiternels ‘Qu’il est mignon’, ‘Il ressemble tellement à sa mère’ (personne ne connaissait le visage du père dont acte) et surtout au Nin-Nin-Nin qu’Alain affectionnait tout particulièrement – la présence de bave de joie à la commissure de ses lèvres ne pouvait le faire mentir. Une première année bien joyeuse, studieuse et donc baveuse. Une première année classique à souhait. Une première année conventionnelle et passablement chiante.

Les années qui suivirent furent bien moins déterminantes. Ses progrès n’étaient plus aussi visibles et on sentait que le gamin avait du mal. Son enfance et son adolescence se déroulèrent dans un contexte moins facile, avec quelques difficultés d’adaptation avec les autres enfants de son âge. N’exagérons rien et, encore une fois, pas de quoi en faire un numéro. Aucun problème majeur n’avait encore été décelé durant son enfance, ni par ses proches, ni par son médecin de famille (à part la deuxième couille qui avait du mal à se faire une place), ni par les études approfondies de sa mère qui perdait son temps dans la biographie de Françoise Dolto. Juste une petite panne d’essence 95/98 sans gravité, un grain un peu trop gros bloquant son petit sablier fragile, ou tout simplement, l’envie de faire chier les autres. Bref un gamin, un vrai, avec ses joies et surtout ses emmerdements et sa connerie.

Comme un rejet contre son incapacité à vraiment comprendre ses contemporains, il se créa un monde vraiment solitaire, un monde qui correspondait à l’image qu’il avait de son environnement. Il envoyait bouler tout ce qui l’empêchait de bâtir sa tranquillité monotone – dehors les prédicateurs aux 7 péchés capitaux, gourous de l’animation 3D, de guitare classique à 6 cordes, de natation synchronisée, de Paso Doble... (Et puis merde, pourquoi cette habitude de faire faire aux gamins ce que les parents dépressifs n’ont pas eu le talent de réussir). Tout le monde devait marcher droit, selon les règles qu’Alain avait fixées. Ou sinon, ya basta, on passait le coup de torchon et les tâches partaient d’un seul coup. Un anarchiste des bacs à sable. Peut-être. En tout cas, un gamin qui désirait ordonner sa vie comme personne ne l’avait fait avant lui et qui, sans le savoir, traînait un fatum digne des plus grandes tragédies grecques.


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