Magazine Nouvelles

Pickpocket II

Publié le 17 mars 2010 par Dirrtyfrank
Pickpocket II

Vieille, moche, repoussante, mal fringuée, sombre, glauque, malsaine, étrange, livide, puant l'aristocratie déchue, le dos courbée de souffrances faites aux autres. Dorian Gray en sens inverse. Elle avait les yeux vidés de toute empathie, ils étaient dangereusement remplis de haine et de malveillance. Pour ne rien arranger, elle était vêtue d'un grand châle, d'un noir délavé faussement élégant, un tissu râpé et sale qui sentait la vieille naphtaline éventée. C’était ridicule et déplacée. Elle était sûrement la dernière noble à la tête haute et en place, elle avait dû être épargnée par quelques informations de première importance durant ces quelques dernières années. Elle continuait à se croire supérieure, regardant les enfants avec une agressivité non dissimulée. Son visage hautain n'était pas apaisé ni apaisant comme le pourrait l’être celui d’une personne dépassant largement la limite de garantie. Avec une victime comme cela, c’était presque un plaisir de faire son petit métier malhonnête. Non pas pour l'argent, mais pour l’exemple.

Et mon Dieu, elle était bien accompagnée la petite mémé. Putain de sac, énorme, boursouflé, assurément débordant de trésors d’une famille humiliante mais déchue. Ce sac de cuir sombre, d’un autre temps lui aussi, mais moins lointain qu'elle, était impressionnant. Lulu aurait pu y engouffrer son bras entier s'il l’avait voulu. Mais il n'allait pas le faire. Il voulait surtout lui subtiliser pour la rendre plus légère. La pauvre bougresse. Tout lui prendre. Non, tout lui arracher, en toute simplicité, il voulait lui faire mal. Et vu la caricature qui se tenait là dans le métro, Lulu s’imaginait la meilleure prise du mois sinon de l’année. Veaux, vaches, cochons, billets de 500 €, bijoux poussiéreux, carte bleue écornée, livret A bourré à craquer, emprunts russes et actions Société Générale. Cette femme devait ne jamais se séparer de ce qu’elle possédait, quitte à prendre tous les risques du monde. Risques qu'elle n'osait d'ailleurs pas imaginer tant sa laideur créait une carapace difficilement franchissable même pour le plus honteux des malfrats. C'était décidé. Lulu avait décrété à cette vieille femme repoussante le rôle de 'baisée du mois' et il lui fallait donner le jugement dernier le plus rapidement possible. De façon sympathique, il fallait la délester du lourd fardeau qui lui brisait le dos.Et il voulait le faire avec toute l'élégance et la nonchalance des vrais pros de son gabarit…avec un peu d’agressivité à titre de revanche anarchique.

L'élégance, il voulut l'exprimer en effectuant le coup le plus utilisé et en même temps le plus franc du collier des pickpockets. A cette Tatie Danielle aux 90 ans bien tapés, il allait s'exercer au truc de base que tout les jeunes tentent de faire sans vraiment réussir : le Sucker's Kiss. Une traduction approximative dans la langue d’Audiard l'aurait transformé en Baiser du Tueur (avec une petite pensée pour Kubrik). Mais il ne s'agissait pas du tout de tuer qui que ce soit, surtout une personne qui n'avait vraiment plus beaucoup à tirer avant d'y passer. Toute l'intelligence et l’efficacité du Sucker's Kiss résident sur le simple fait de regarder en face sa victime, de la distraire, d'attirer sur soi l'attention pour mieux abuser d'elle. Il s'agit d'un rapport frontal, d'un combat d'égal à égal. A posteriori, la victime ne peut s'en prendre qu'à elle-même d'avoir été trompée car elle avait toute l'attention requise pour éviter la supercherie. C'est la fameuse technique du 'Plus tu me vois, moins tu fais gaffe’. Lulu n'allait pas réinventer les grands ouvrages pour aborder la vieille. Il vit tout simplement qu'elle se préparait afin de ne pas rater la prochaine station. Idéal pour déconcentrer, subtiliser et s'enfuir à toute jambe. De plus, la station qui s’annonçait n’était jamais très encombrée. Lulu s'approcha, avec assurance, il fut même un peu brusque mais avait accompagné ses gestes nerveux d'une voix toute mielleuse. Il essaya d’attirer l’attention de la vieille veuve noire:

- 'Madame, j'ai bien l'impression que vous descendez comme moi à la station Père Lachaise et je vous vois bien encombrée avec vot' grand sac, là. Permettez que je vous donne un petit coup de main'

Un simple grognement inaudible fit office de réponse courtoise; Lulu ne se laissa pas impressionner, bien au contraire. Cette vieille conne allait voir ce que c'était de refuser l'aide des honnêtes gens.

- 'Attendez, ne montez pas sur vos grands chevaux, surtout pas. Je vais juste tenir votre main qui est encore libre et vous aider à descendre de la rame. Je vais même débloquer le loquet et ouvrir la porte pour ne pas vous fatiguer inutilement. Ils sont parfois anciens et difficiles à lever’.

Lulu ouvrit en effet la porte d’un coup sec, commença à plier sa jambe d'appui pour prendre son élan et sortir en toute hâte. Il empoigna le sac, arracha à moitié le bras qui le tenait fermement et bondit hors de la rame, avec une violence qui ne lui ressemblait guère (d'habitude, il préférait les vols en douceur mais là il voulait que tout le monde le voit; et si la vieille pouvait se casser la gueule, encore mieux). Il avait l’impression que les caméras de surveillance commençaient à le pister d’un regard accusateur. De toute façon, il était déjà fiché. Sa minute de gloire était déjà lointaine, sa renommée était déjà tristement célèbre dans les couloirs mal désodorisés. Rien ne pouvait le ralentir dans sa course vers la sortie, il connaissait les couloirs par cœur, il s’agissait donc de bien appréhender les virages et de garder assez d’énergie pour s’éloigner de la bouche de métro.

Mais ce qui le tracassait se trouvait ailleurs. Il ne s’agissait pas du regard réprobateur des responsables de la station qui le connaissaient par son surnom et ses agissements. Il s’agissait d’un autre regard qui le mettait à nu. Effroyable, il ressentait profondément le regard amusé de la vieille victime qu’il venait tout bonnement de dépouiller. Un petit coup d'œil en arrière. La vieille ne fut même pas déséquilibrée durant l’attaque et faisait dépasser tranquillement sa tête de la rame, un sourire dérangeant se dessinant sur ses lèvres. Autour d'elle, les gens étaient interloqués (on ne s'habitue jamais à voir quelqu'un destitué de ses biens), certains crièrent pour alerter les personnes attendant sur le quai, tout le monde était en ébullition. Mais ce sentiment étrange de tranquillité poursuivait Lulu comme un fil à la patte invisible mais résistant. La mémé n'eut aucune réaction nerveuse, ne cria pas à l'aide, n'essaya même pas d'alerter les autorités, n'injuria pas cette société qui 'fout le camp'. Pas un seul hurlement, pas une seule réaction, pas une seule pensée négative. Lulu sentait que ce vol qui se déroulait à la perfection, n'était pas comme les autres. Il n’avait rien d’émotionnel, ce qui faisait office de nouveauté pour ce vieux briscard de la psychologie humaine souterraine. Il jeta encore un rapide coup d’œil en arrière tout en courant vers la sortie. Il ne pouvait oublier le regard de la vieille, ce regard dont il ressentait les effets déjà depuis quelques secondes. Elle lui adressa un sourirecourtois, teinté de dédain. Ses yeux rieurs lui donnaient rendez-vous 'On se reverra un jour mon p’tit gars'. Lulu, malgré sa course effrénée, sentit des sueurs froides lui glacer le dos. Un effet de chaud et froid difficile à imaginer dans le métro au mois de Juillet. Il courut encore plus vite, jusqu’à en perdre haleine.


Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines