Head TV I

L'écran noir qu'Olivier a devant les yeux est un objet très important, voire culte pour beaucoup. Vous savez, cette boîte plutôt inesthétique, devenue l'objet d’attention de la plupart des ménages. Nombreux le considèrent comme leur centre d'intérêt principal. Elle est devenue le centre névralgique de leur vie sans intérêt. Il s'agit du meuble principal de la plupart des foyers des pays occidentaux, au milieu du salon, comme un nez vérolé au milieu de la figure. Cela reste le seul objet de décoration indispensable qu’on ne trouve pas encore chez Ikea. Ce n’est qu’une question de temps.

L'écran noir qu'Olivier a devant les yeux n'est qu'une simple télévision, un ancien modèle Sony Trinitron récupéré il y a une quinzaine d'années. Un objet aux formes désuètes et à l’aspect un peu vieillot. Cet objet tout en angles droits un peu arrondis, avec un gros cul pour l’aération, renferme un tube cathodique qui permet d'émettre des millions d'images colorées. Tube cathodique. Encore un mot que tout le monde utilise sans en savoir un minimum sur le sujet, tout le monde en parle mais personne ne sait ce que c’est. Pas vraiment important du moment que ça fonctionne, sans discontinuité, sans problème aucun. Du moment que ça nous fait survivre, à l’image d’un encéphalogramme plat mais désespérément continu. Si on le désire, comme Olivier, ce moyen de diffusion sournois peut émettre à tout moment, 7 jours sur 7, 24h/24, toute l’année. La pire des petites amies qui s’installe au milieu de l’appartement de votre vie de merde. Attachante mais drôlement envahissante.

L'écran noir qu'Olivier a devant les yeux est sa seule fenêtre sur le monde. Il n’a plus d’amis et ne sort que très rarement. Trop compliqué, trop fatiguant, trop exigeant, trop de concessions au final. La télévision reste donc son lien principal avec le temps qui passe, avec les symboliques d’une société qui veut s’oublier tout en restant ancrée dans un réel pathétique. Son seul lien avec les événements, les cassures de l’histoire, les déroulements sans histoire, les pics d’intérêts artificiels, les batailles de dérangés, les luttes enivrées de pouvoir fantoche et inutile.

L'écran noir qu’Olivier a devant les yeux est un vrai pensum, un boulet accepté, un syndrome de Stockholm pixellisé. Il a accepté de laisser entrer le superficiel dans sa vie sans relief. Il subit cet état des choses en permanence, comme un fardeau qui ne le lâche pas depuis qu’il a l’âge d’atteindre le bouton on/off.

L’écran noir qu’Olivier a devant les yeux n’est pas qu’une vue de l’esprit. Olivier est aveugle depuis sa naissance et sa télévision est constamment allumée. Il est un spectateur attentif mais diminué. Comme la plupart d’entre nous.

Olivier a toujours préféré la télévision aux autres moyens de communication. Il s’était fait religion qu'il pouvait ressentir les vibrations qui se dégageaient des mouvements et autres déplacements émanant de cet appareil désespérément statique. La convergence des médias ne l’avait pas convaincu. Il préférait resté passif et ne pas se lancer dans une interactivité surévalué par tous. Personne ne pouvait échapper au poids des mots et au choc des images. Surtout les images. La réalité lui échappait de plus en plus, sans regret, et son lien exclusif avec la représentation devenait sa pensée unique. Il cultivait avec attention son ascétisme virtuel des hommes en fin de droit. Peut-être qu’il se mentait à lui-même pour éviter levéritable contact humain. Et puis, il préférait toujours voir les choses en grand, pas comme la radio ou internet. La TV était de toute façon un canal plus sûr et de bien meilleure qualité, plus diversifié dans sa médiocrité assumée. Olivier avait opté pour un système par satellite de dernière génération. Il avait pris le bouquet le plus fleuri de tout l'Hexagone. Il lui fallait bien ça pour son confort personnel. Il avait même accès aux chaînes étrangères dont il ne comprenait un traître mot, elles berçaient de béatitude innocente ses nombreuses nuits blanches. Certains donnaient leur corps à la science, Olivier avait offert sur un plateau d’argent sa part de cerveau disponible aux chaînes privées et publiques du monde entier.