Olivier était au chômage depuis déjà 4 ans et passait sa vie devant la petite lucarne (il lui arrivait aussi de s'installer juste derrière, quelle différence après tout). Il avait perdu son emploi de travailleur à la chaîne chez Transitions®, illustre fabricant de verres progressifs. Un truc de dingue, on le mettrait dans un bouquin, personne n’y croirait. Il avait eu beau argumenter qu'il faisait partie du département le plus efficace, le plus dévoué et surtout le plus profitable de toute la filiale française, ces anciens patrons n'avaient pas voulu voir quel bon ouvrier ils avaient sous leurs yeux depuis des années. Ils avaient pris le risque d’écorner leur 6% obligatoires à la gloire du capitalisme rampant et de la délocalisation forcenée. Le sujet n’était que trop rabâché sur toutes les chaines des pays riches, Olivier en savait quelque chose maintenant, après avoir avalé tant d’information sur le sujet. Les émissions de deuxième partie de soirée en faisaient leur chou gras – à l’heure où les ouvriers éreintés sont déjà couchés mais où les patrons reviennent juste de leur dîners d’affaires payés par la boite. La concurrence des pays asiatiques (et notamment la Chine, à vue d’œil, le pays le plus arrangeant) était rude et avait supprimé plus de 800 emplois au sein de ce fleuron de l’industrie sans frontières. On ne parlait que d’une catastrophe humaine, beaucoup d'ouvriers sans réelle qualification subissaient ce fléau avec abattement et impuissance. Et allez tout bonnement expliquer à Olivier que son boulot lui avait été piqué par des travailleurs aux yeux bridés à l'autre du bout de la planète. C’était plutôt un aveu délicat de la part d'un responsable d'usine. Son supérieur avait tout bonnement oublié d’aborder le sujet.
Du coup, Olivier se retrouvait affalé toute la journée, le cul sur son canapé en velours râpé, devant un écran fabriqué par les cousins de ceux qui venaient de lui piquer son boulot de lisseur de verre. Une autre victime avachie, écrasée et désespérée du rouleau compresseur business. Et finalement, sans aucune rancune, c'était son envie de comprendre le monde qui l'avait placé sur ce vieux sofa poussiéreux. On peut affirmer qu'un événement majeur a sauvé Olivier de la dépression et de la solitude, d'une noyade solitaire dans les abîmes de son cerveau: la télévision avec un grand T. C’était une trouvaille qui avait changé tant de vies, mettant en scène les exhibitionnistes de la télé réalité aux acteurs dument privés de grand écran, les infos d’un jour aux hommes politiques d’un mandat trop long. Mieux que l'invention de la roue, mieux encore que l'invention de la lumière, mieux encore que les consoles de jeux à l'arrière des voitures familiales, la télévision nous proposait depuis longtemps une véritable révolution culturelle à l’échelle de l’esprit humain. Une révolution avec des limites donc. Une révolution pacifique, tout en nivellement par le bas. De grands sorciers de la production, des magiciens de pacotille se prenaient tout simplement pour les Dieux de la religion cathodique et avaient eu l'idée toute simple de manipuler des gens, tous enfermés dans ce petit appareil carnivore. Ils dispersaient du rêve frelaté de façon quotidienne, dans cette petite boîte noire qui ne fait du tort que si on l'allume.
Ces travailleurs de l'ombre avaient quand même créé une cellule familiale à Olivier, c’était on ne peut plus clair. Fini le temps des remords, du vide existentiel, du lâcher prise. Les séries achetées par paquet ou les programmes sans saveur le nourrissaient avec satiété. Sa nouvelle famille lui apporta tout ce qu'on peut désirer dans une vie : la présence, l'amitié, la protection, les tracas, les sourires, le réconfort, les coups de gueules, les pleurs, les réconciliations, les remontrances, les déboires et les désespoirs. Ils lui donnèrent de l'émotion, de l'amour, du sexe, de l'envie, de l'ambition, de la profondeur et pas mal de superficialité. La famille d'Olivier lui fit partager ce qu'il y a de plus désirable en ce très bas monde, et sûrement toutes les richesses matérielles qu'Olivier ne possèderaient jamais: des villas trop grandes pour y vivre à 20, de grands appartements dans le Sud de la France, l’ambiance des coulisses des grands spectacles populaires, des bouts d'îles paradisiaques, les débats incestueux entre gens de bonne compagnie, des yachts de 45 mètres sur les côtes d'Ibiza ou des studios défraichis aux multiples caméras HD. Ils côtoyaient des stars dans leur salon, des forts en thème à court d’idées, des chanteurs à la petite semaine, de grands couturiers aux créations importables, des présentateurs aux dents blanchies par le trop plein d’argent, des danseuses au maquillage outrancier et au gel capillaire pailleté. Et surtout des tonnes de marques et de produits qui ne vous déclament que des choses positives par intermittence. Des tranches de vie préfabriquées mais tellement humaines. Olivier avait rempli son univers de frissons qu'il n'avait pas connus jusque là.
Olivier était timide, il laissait donc ces personnages débiter leurs âneries pendant les longues heures lascives de la journée sans en critiquer la moindre virgule. C'était merveilleux. Ils parlaient le jour, la nuit, durant le repas, de façon continue jusqu’au sommeil du voyeur fébrile. Ils parlaient de tout et de rien. Ils parlaient surtout pour ne rien dire. Voilà ce qui était magnifique, l'impression de vide bien rempli. La réalité sublimée, jusqu’à en oublier sa véritable signification. Une supercherie. Un régal. Olivier ne dormait que d’un œil pour en profiter un maximum.