Et des bouts de programmes à la con comme ça, Olivier en bouffait des kilomètres par jour. Il vaut mieux épargner la liste exhaustive des émissions internationales qu’il pouvait avaler sans indigestion. Parce que si il y a bien une chose qui se bouffe facilement dans toutes les langues, c'est bien la connerie.
Olivier se brûlait les doigts sur sa télécommande dans un jeu de dupe, normalement fabriqué pour les gens mais, en fait, profitant bassement aux professionnels de la profession. Un cercle apparemment vertueux qui pousse à la bouffonnerie, qui oblige à une course vers l’inutile. Qui chantera le mieux ce soir ? Qui se fera désirer le plus par le public ? Qui excitera le mieux les papilles des téléspectateurs avec des scoops recyclés? Qui présentera les catastrophes du monde avec le plus beau sourire ? Qui évitera les excès lorsque il n'y a plus de …… soda de couleur brune dans le frigo (étiquette intelligemment arrachée par la production) ? Qui fait quoi au juste? Qui est le meilleur loup pour l’homme ? Qui est le bourreau des cœurs et des cerveaux ? Qui doit-on éliminer, à jamais ? Qui ? Mais qui ?
Et pendant ce temps là, on jette un œil dans le rétroviseur pour être sûr qu’on a laissé la baraque bien rangée derrière soi. On classe les chansons préférées des Français. Les chansons d'amour préférées des Français. Les chansons d'amour des années 80 préférées des Français. Les chansons d'amour en duo des années 80 préférées des Français. Les chansons d'amour en duo des années 80, de plus de 3 minutes, préférées des Français (ad lib). Tout cela ressemble à un cirque avec des clowns mal maquillés et des messieurs Loyal sous X. C’est ça. Une bénédiction cathodique pour cette génération X, celle née sous X ou toutes les autres plus ou moins lettrées.
Dimanche matin. Le château couleur pastel de la Star Academy se réveille doucement avec la gueule de bois. La fête donnée en l'honneur de Patrick Hernandez avait mis tout le monde en transe. Le champagne avait coulé à flot, un peu de drogue avait sûrement été acceptée de manière "exceptionnelle" par TF1 et nous avions eu droit à la même chanson usée pendant plus de 5 heures – pas vraiment le choix au final. Aucun des gamins présents dans cette grande maison en carton-pâte n'avait vécu l'avènement de "Born to be Alive" mais tous la connaissaient par cœur. Une chanson, une vie entière, une éternité et des souvenirs pour tous…et surtout pour son interprète qui avait cassé la baraque. Bref, l'ambiance se faisait discrète et on entendait ça et là des bruissements de draps de mauvaise qualité ou des grognements de satisfaction après des étirements mérités. Quelques vapeurs d’alcool certainement.
Un peu de fumée dans la réalité d’Olivier aussi. Le flic commis d’office pouvait distinguer, dans cette ambiance feutrée, quelques grésillements de fils électriques grillés dans un court-circuit qui avait dû être brutal. Il n'avait pas vraiment l'habitude de regarder la télévision mais, aujourd'hui, il était bien obligé de faire entorse à ses principes pour comprendre l’incident. En ce dimanche matin, il lui fallait jeter un œil, même distrait, au réveil embrumé des quelques pensionnaires de cette prison en technicolor. L’image était déformée mais compréhensible, visible mais ambiguë, brisée mais intelligible. Même s’il fêtait ses 24 ans de métier (l’âge d’un Canal+ à la maturité ennuyeuse), le commissaire ne savait pas trop quoi penser de ce qui s’était déroulé dans cette appartement pourri. Il se tenait à quelques mètres du corps inanimé, grillé mais déjà froid d'Olivier. Le pauvre garçon était à quatre pattes, les deux genoux bien enfoncés dans la vieille moquette maronnasse, sans signe de maltraitance apparent, la tête complètement enfoncée dans son téléviseur qui fonctionnait difficilement maintenant. La mort d'Olivier avait sûrement été le résultat d’un geste impulsif, spectaculaire et bien évidemment rapide. Une scène télévisuelle parfaite, sans coupure ni longueur. Une perfection. Pour le spécialiste des faits divers qui se trouvait sur le lieu du drame, il ne faisait presque aucun doute qu'il s'agissait d'un suicide, le premier suicide en direct, depuis un appartement oublié de tous, sans importance aucune. Une réalité difficile à avaler même après avoir été au contact de cas plus dingues les uns que les autres.
Quelques lectures revenaient à l’esprit du flic malgré une importance sur l’image. Quand il était plus jeune, ils voulaient y voir plus clair. Son métier l’avait souvent mené du côté obscur. Les livres avaient une influence certaine mais furent vite oubliés sur les étagères. Il aurait pu évoquer le structuralisme lacanien dont il se rappelait quelques textes quand il était plus jeune. Le réel, le symbolique et l’imaginaire avaient dû se télescoper dans une violence incommensurable. Un fantasme nécessaire avait eu raison d’un être fragile. L’excès démesuré de la représentation d’un monde par rapport à une présentation indivisible, visiblement sans intérêt, lui rappelait une lecture superficielle de Badiou. Les béances de la présentation avaient eu raison de la patience d’Olivier. Et que dire du nihilisme de Nietzsche qui, sous ses attraits un peu trop catégoriques, n’avait rien arrangé au moment du passage à l’acte. Un drame auquel la philosophie de poulet ne pouvait donner que des explications vaseuses. Il s’agissait juste d’un mec désespéré avec une tête au carré maintenant. Au final, un suicide façon show bizz, avec les étincelles mais sans les paillettes. Comme nombre de jeunes que l'espoir Warholien continue plus que jamais de faire bander, depuis les grandes villes jusqu'au fin fond de la Creuse, il était arrivé un moment où Olivier devait absolument rentrer dans ce cercle très fermé des pseudos en puissance. Malgré les différences, malgré l'éloignement, malgré le manque de considération. Il voulait ainsi faire partie de la nouvelle génération des one-hit wonders à usage plus que limité. Selon les conclusions à chaud du commissaire présent sur les lieux, le cas était déjà classé et nous étions en présence d’une des premières victimes françaises de la TV nouvelle génération: le suicide était ridicule mais totalement compréhensible. Et surtout facile à adapter pour une série à budget limité.
Olivier avait enfoncé agressivement sa tête dans le téléviseur qui explosa de mille feux. Il avait voulu se prouver, dans un dernier élan quelque peu désespéré, qu'il pouvait recouvrer la vue, qu’il pouvait jouir à nouveau des images, qu’il pouvait devenir quelqu’un. Il pensait que la télévision pouvait solutionner un handicap qui lui rendrait la relative importance qu’il avait perdue. Olivier ne pouvait se contenter de cette situation. Il voulait rentrait dans le jeu, la farandole des apparences, le tourbillon des couleurs, le carrousel de l’inutile et de l’indispensable. La télévision avait eu raison de son esprit affaibli. L’enfer, c’est les autres. Pour la première et dernière fois, Olivier avait connu les feux de la rampe.