Quand j’ai téléphoné à mon psy ce matin, je suis resté longtemps à réfléchir au pourquoi de sa demande de me voir, non à son cabinet comme de coutume, mais à son bureau au service psychiatrie de l’hôpital Mohamed V, où il était également responsable. Le CHP Med V d’El Jadida ne m’est pas inconnu, je l’ai visité à maintes reprises car j’ai des amis et autres voisins qui y travaillent, et vu que mon bureau se trouve à quelques pâtés de maisons de là bas, j’y allais souvent pour profiter des pris de la cantine.
Ce matin, et en traversant le portail, je le voyais différemment, j’y entrais d’un autre pied. J’étais un patient comme tous ceux qui pullulaient dans les allées de l’immense édifice, ou jonchaient le sol et les trottoirs d’en face, attendant l’heure de leur osculation, chacun pour son mal, chacun de sa propre douleur tue, criée voire exagérée des fois. Ce matin là, j’avais une envie bizarre de rendre et je sentais pour la première fois, l’odeur infecte de la maladie, les senteurs cliniques, typiques de pareils endroits. En me dirigeant vers le service de psychiatrie, je feintais le pas, je faisais attention à ce qu’on me prenne pour le visiteur que j’ai toujours été, tentant tant bien que mal de dissimuler ma crainte qu’on sache le pourquoi de ma présence et qu’on me posasse des questions auxquelles je n’aurais osé répondre, ni par un mensonge ni pas toute la vérité, car je ne connaissais ni l’une ni l’autre.
A 8h45, j’étais en face de la porte orange, une couleur qui était plus un code visuel qu’un effet décoratif, et en sonnant, je tremblais déjà de trac et de peur. La peur de l’inconnu, la peur de l’autre stigmate qu’on connait tous de l’ « asile », enfin la répugnance timide de ceux qui m’attendaient à l’intérieur…En ouvrant, l’infirmière qui m’a accueillit, une dame au sourire édenté, ne me laissa pas le temps de placer un mot. « Ssi Riad ? » m’interpella-t-elle avec un ton doux et chaleureux. Je répondis par un oui timide, et me faufilai dans l’espace qu’elle me créa par son écartement de la porte entrebâillée. « Par là Ssi Riad, le docteur vous attends » reprit-elle en m’indiquant un long couloir à sa droite. Je marchai d’un pas lourd et prudent, inspectant du regard tous les détails d’un endroit qui commençait à se démystifier, petit à petit, et je me rendis compte de toutes les idées reçues que j’avais cultivées dans mon imaginaire du « 36 », tel que l’on nommait les services de psychiatrie, par référence au fameux hôpital de Berrechid. L’endroit était propre et sentait bon le citron, mais le silence lourd qui y régnait lui donnait des airs de lugubre. Quelques pas me suffirent pour me tenir devant le bureau du médecin, je frappai à la porte deux coups délicats puis la poussai à l’entente du « entrez ». Le praticien était affairé à lire quelque dossier devant lui, mais il ne manqua pas de se lever pour me serrer la main, m’invitant à m’assoir le temps qu’il finisse ce qu’il avait à faire.
Dans l’intervalle de temps que le toubib passa à trifouiller ses documents, mes pensées se sont dispersées dans les méandres de mon état d’âme ambigu, telles des papillons, virevoltant d’idées en songes, et mes émotions les suivirent dans un ballet où ma raison qui essayait de banaliser la situation, joutait avec mon cœur assaillit par le flux de sensations torrides et timorées que lui signifiait l’endroit où je me tenais. Quand le médecin revint à moi, une coulée de sueur avait déjà inondé mon dos et mes aisselles, et je sentais l’humidité de ma transpiration abondante trahir le calme fallacieux que dessinaient mes traits…
Nous discutâmes un peu de tout et de rien, et je le sentais entrain de chercher la brèche par où attaquer le sujet de ma présence dans son bureau. Je répondais à ses questions anodines, avec des phrases élaborées, rompant ainsi le consensus qu’on avait établi, le premier jour, lui et moi, n’arrivant toujours pas à me défaire de la pression qu’exerçait l’endroit sur mes nerfs, déjà tendus par ma nuit blanche de la veille et toutes les toxines que j’avais accumulées dans mon sang, à marier mes deux poisons favoris. Elle était aussi dans mes pensées, et cela n’arrangeait pas les choses, non pas que je n’eusse pas aimé qu’elle sache que je suis sujet à un traitement psychiatrique, mais parce que je redoutais fort bien que cela affecte mon raisonnement, et ma capacité à me sentir digne d’elle. J’étais, disons, dispersé entre toutes ces forces qui me tordaient l’émoi et la raison, qui me poussaient aux limites de mes capacités et qui m’empêchaient de vivre le moment, de prendre mon passage dans pareil endroit pour aussi simple qu’il eût été, sans me mettre à tergiverser dans tous les sens possibles, victime de ma paranoïa et de mes illusions d’individu anormal.
Le docteur finit par lâcher le morceau, il m’expliqua que le fait qu’il tenait à me recevoir ici, n’avait rien de thérapeutique, mais que c’était juste un contre temps dicté par son agenda surchargé, sans doutes avait-il compris que je cherchais une explication plus tordue à la situation. Il me posa les questions usuelles par rapport à la régularité de mes prises de médicaments, à mes heures de sommeil, à mes rapports avec mes collègues et autres amis, à mes sentiments, et je répondis à chaque fois avec autant d’éloquence qu’il m’était possible. Je ne tenais pas à l’impressionner par la qualité de mon discours, plus que je ne voulais lui donner assez d’éléments pour me trouver une solution. Au stade où j’en suis arrivé de ma vie, je me suis sciemment abandonné à l’idée que seul lui allait pouvoir répondre à la batterie de questions qui bombardaient mes neurones. Je voyais en lui le messie salvateur, le baume réparateur, et j’attendais son tour de magie qui allait me redonner la joie de vivre que j’ai perdue. J’attendais beaucoup d’un homme qui ne m’a jamais fait croire à quelques illusions ou miracles, mais qui m’a fait comprendre que ça ne tenait qu’à moi de me sortir de cette impasse. Aussi, m’appliquais-je à être exemplaire dans mes réponses, dans le suivi de ses recommandations et plus loin dans le choix de mes passes temps. Depuis le jour où je me suis décidé à me faire suivre, j’ai passé un pacte avec moi-même pour ne pas flancher, et croire au bien fait d’une douleur qui allait curer mes fonds et laver mes entrailles de la souillure qui s’y était accumulée à force de refoulement.
Lorsque la séance se fût finie, je me levai pour saluer mon ôte et lui remettre les émoluments de ses services. Il me serra la main et refusa gentiment l’argent, en me souhaitant bonne journée. En sortant de son bureau, je me demandais bien ce que je pouvais faire du reste de la matinée, de telle manière à méditer ce flot d’émotions que j’avais en mon cœur, je marchai vers la porte en sassant mon sac à la recherche de mes lunettes et décidai de m’abandonner aux aléas. « Advienne que pourra !», me dis-je… Je saluai l’infirmière au sourire de bébé, qui me rappelait ma mère quand elle n’avait pas son dentier, et voulant à tout prix éviter de regarder à l’intérieur d’une chambre pour ne pas croiser la misère de ses occupants, je croisai les yeux tristes et humides d’une vieille dame qui te tenait à l’écart sur un semblant de banc. Je fus scotché sur le coup, et ne pus me détourner de ces yeux profonds mais qui avaient été vidés de toute émotion, j’imaginais, par le froid et le morbide d’une vie qui avait finit par la conduire dans pareil endroit, au lieu de la chaleur d’une famille qu’elle a certainement été contraint d’abandonner pour venir ici. Son regard n’avait rien de mendiant, il était accroché au mien et je sentais que cette dame voulait me parler, elle voulait me dire quelque chose que l’avarie de ses mots l’empêchait de formuler. Je m’approchai d’elle, et lui lançai un bonjour sur mon ton le plus doux. Elle ne répondit pas, et se contenta de garder ses yeux fixés sur les miens… « Meskina Mmi 3icha, we7dania makayji 3andha ta wa7ad » (pauvre Mmi Aicha, elle est seule et personne ne vient la voir), la voix de l’infirmière me parvint, de nulle part, comment celle du narrateur d’un film, en réponse aux questions qui ont traversé ma tête.
- Elle parle au moins ? lui demandais-je.
- Il lui arrive de parler lorsqu’elle se sent bien ou quand elle a besoin de quelque chose, mais c’est très rare autrement.
- Comment ça se fait alors qu’elle soit seule, elle n’a pas de famille, pas d’enfants ?
- Sa famille est venue avec elle la première fois et quelque fils à elle lui a rendu visite peu après, mais depuis, personne ne se préoccupe d’elle…
Elle finit sa phrase avec un soupire qui m’a transpercé le cœur et libéré une salve de larmes qui ont tenté de bondir hors de mes paupières, mais je les réprimai fort bien derrière les verres noirs de mes lunettes et m’interdis de parler pour que ma voix ne trahisse pas mon émotion.
Je franchis la porte comme pour sortir, mais en réalité je voulais juste m’éloigner le temps de souffler mes sentiments et pouvoir articuler sans que mes mots tremblent d’une larme tue. J’allumais une blonde, et m’affairais à essuyer mes larmes discrètement et l’infirmière qui m’avait suivi dehors me surpris à cet exercice mais ne semblait pas trop étonnée de me voir ainsi. Elle me tendit un mouchoir en papier en me tapotant l’épaule. Ce qu’elle n’avait pas compris, s’il elle avait bel et bien saisi mon émotion face à la situation de cette dame, c’est que je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ma grand-mère, à ses yeux qui avaient pris une candeur et une innocence infantiles lors de ses derniers jours parmi nous. Le regard de Mmi Aicha, me rappela celui de grand-maman lorsque je lui coupais les ongles, tout juste la veille de son décès.
- Elle mange bien au moins ? lançais-je au bout de mes larmes à l’infirmière.
- On s’occupe d’elle, comme on peut, mais alghaleb allah, des fois ce n’est pas évident de lui donner tout ce qu’elle veut, tu sais bien mon fils, ici c’est un hôpital public et les extras qu’on offre aux malades, par charité, on les paye nous-mêmes et le salaire…
Je n’avais pas besoin d’en entendre plus, je saluai la gentille infirmière et m’en allai exécuter l’idée qui m’est passée par la tête. Je me rendis directement au marché, fis quelques emplettes de viande hachée, de fruits, de laitages et revins à l’hôpital chargé de sacs en plastique. Lorsque je fis mon entrée dans le service, une fois la porte me fit ouverte par la même infirmière aux sourire édenté et aux yeux humides, à présent, d’émotion à la vue de mon attirail, j’avais oublié toutes mes émotions et ma révulsion du matin. Je demandais à ma complice improvisée, en lui tendant les sacs, de donner ce qui pouvait l’être immédiatement à Mmi Aicha, et de conserver le reste pour le besoin. Je voulais partir aussi vite que je suis entré. Je ne voulais pas recroiser le regarde de cette dame. Je voulais juste la savoir comblée par mon modeste présent, mais de loin… Ce fût vain ! L’infirmière insista, et me tira dans sa course vers une chambre où nous retrouvâmes Mmi Aicha affairée à plier son linge. Elle leva la tête instantanément à notre irruption dans son espace privé, et ayant aperçu la charge dans les mains de l’infirmière, elle eut un sourire puéril et ses yeux s’illuminaient d’un éclat de bonheur.
- Choufi chnou jab lik Ssi Riad, rah thella fik (Regardes ce que t’a amené Mr Riad, il t’a choyée)
Mmi Aicha ne brocha pas, elle se rua sur moi et tenta de me baiser la main que je retirais d’un geste vif…Lancé ainsi, je ne pus me retenir de lui embrasser la tête et de lui dire que j’étais comme son fils et qu’elle pouvait compter sur moi pour tous ses besoins. Je lui signifiais que j’allais laisser mon numéro à l’infirmière pour qu’elle puisse me contacter au besoin. Je me fis bref, précis et concis, et en tournant sur mes talons, je quittai les lieux d’un pas rapide…
Dehors, je sentis mon cœur se gonfler d’aise, et me vidai les poumons d’un long et profond soupire joyeux comme si je venais de réussir un examen capital. Je pris la direction de la plage ou je me suis attablé à la terrasse d’un café et avant que ne refroidisse le volcan d’émotions dans mon cœur, je me mis à rédiger cette note pour ne jamais oublier les sentiments qui m’ont traversé ce matin. En écrivant, je pensais à tous les gens que j’aimais, particulièrement à un visage qui me visite tous les jours, je me sentais fier de moi et de mon cœur d’enfant, mais le plus important c’est que j’avais compris que l’amour que l’on peut porter à son prochain, sans conditions, n’a jamais été un fardeau, mais une force incommensurable qui nous grandit et nous rends notre dimension humaine qu’on oublie toujours à force d’oublier l’enfant en nous….