Bernard ne s'était pas trompé. Il n'avait pas cultivé le délire du mec surmené, il n'avait pas non plus succombé à de profondes hallucinations. Il croyait de plus en plus à sa théorie de la musique par anticipation. Il était maintenant persuadé qu'il prédisait l'avenir en musique. Il était devenu une sorte d’Elisabeth Teyssier de la trompette, le Nostradamus du 4/4. Il est vrai qu'après un choc émotionnel comme la perte d’un proche, certains ont parfois des hallucinations ou croient en des choses sans fondement. Mais la situation de Bernard relevait de quelque chose d’un peu plus mystique. Dans les minutes qui suivirent, le Temesta eût raison de ses angoisses et le plongea dans un sommeil artificiel mais réparateur. Le lendemain matin, son premier réflexe fût d'appeler son père pour prendre des nouvelles. Il était lui aussi en train de faire son deuil, certes il était mieux préparé au départ annoncé de sa femme mais il était usé par des mois de lutte et de doutes. Bernard broyait du noir et se décida de laisser le magasin fermer pendant quelques jours. Pas vraiment la mélodie du bonheur. Il était incapable de penser à quelque chose de constructif. Le devin mélomane décida de mettre un peu de musique pour exorciser ses quelques démons. Forcément, son choix se porta sur des artistes à grand pouvoir dépressif. Il fit tourner en boucle la chanson Mr Self Destruct de Nine Inch Nails.
‘I am the voice inside your head and I control you (...) I'm the silencing machine and I control you - I'm the end of all your dreams and I control you - I take you where you want to go - I give you all you need to know - I drag you down, I use you up - Mr Self destruct.’
Bernard savait que cette musique l'emmènerait tout doucement vers le fond. La journée passa lentement, lentement, lentement, sur des rythmes sombres et lentement...Vers 21h, Bernard voulut se donner un bon coup de pied aux fesses, se fit violence et une petite voix lui fit reprendre ses esprits. Elle le guidait dans sa réflexion troublante sur les chansons qui lui indiquaient les événements des prochains jours. Voulant absolument en avoir le coeur net, il voulut tenter une petite expérience qui se devait de marcher. La seule personne qui pouvait lui remonter le moral était Angie et la musique devait la ramener à lui. Le hasard avait son importance dans son expérience. Hors de question de se mettre des bluettes dans le casque et d’attendre le retour de l'être aimé. Bernard mettait donc toutes les chances de son côté. Il régla son radio-réveil sur Chérie FM, prit une bonne douche, un autre Temesta et pria toute la nuit pour tomber sur une chanson prometteuse dès son réveil. 8h20 - le radio-réveil commence à faire planer les notes de musique qui allait, selon Bernard, conditionner sa journée. Bonne pioche avec ‘Solo en ti’ d'Enrique Iglesias. C'était la première fois que Bernard éprouvait un tel bonheur à se délecter d'une telle merde. Une guimauve nauséabonde en guise de petit-déjeuner indigeste.
‘Necessito lo que tu me das - Necessito verte un dia mas - Y solo pienso en ti, solo en ti’
Direction le magasin, humeur guillerette, homme enjoué, sourire niais, sûr de son destin, rose bonbon acidulé. Il ne pouvait s’empêcher de siffloter cet air latino en préparant l’ouverture de sa caisse…la vie avait repris ses droits d’auteur.
Comme dans toutes les ambiances chaudes des soirées sud-américaines, un élément est primordial. Le soleil. Pour faire transpirer les corps, rendant collant la moindre parcelle de peau brûlée par le mariage du sable et de l’eau. Le soleil qui rend beau, le soleil qui rend mâte, le soleil qui donne la même couleur aux gens, le soleil qui fait puer sous les bras. Et son soleil était devant lui, il ne s’était même pas aperçu de son éclat incroyable. Après tant d’épreuves, il aurait pu se suicider en se frappant la tête contre le rayon punk hardcore, il aurait pu s’étouffer en avalant des cartons entiers de Red Hot Chili Peppers. Mais il avait résisté à la facilité, à toutes ces tentations pour pouvoir se détruire de la seule façon qui en vaille le coup : se brûler les ailes au contact de cette lumière aveuglante. Elle était devant lui sans même que « Let the Sunshine in »ne vienne casser l’ambiance. La musique ne se complique pas la vie en essayant de dire les choses à demi-mot: Angie était là, elle avait même l’arrogance toute féminine d’être encore plus belle qu’avant.
Au-delà de l'espérance que fit naître cette mélodie acidulée dans l'esprit de Bernard, il n'en était pas moins insupportable de penser que son avenir pouvait être conditionné par des merdes pareilles. Il fallait s'en rendre compte, comme un coup de poing dans la gueule, et accepter le triste constat, insupportable pour un amoureux de bonne musique...Rien à foutre sur le coup. La présence de la bien-aimée donnait un éclat particulier au magasin dernièrement si morne. Angie réussissait même jusqu'à illuminer la PLV du "Best Of" d'Orchestral Manoeuvre in the Dark. Le retour de cet ange de feu, la présence de ses courbes charnelles dans ce monde carré et plastifié, son allure de muse dévergondée sur fond de musique lo-fi annoncèrent une nouvelle vie. Oubliés les accords disharmonieux, les fausses notes, les Ebony and Ivory qui se prennent les pieds dans le tapis. Angie était le symbole d'un nouveau départ pour le petit disquaire.