J’ai donc pensé à quelque chose de très simple qui allait me laisser le temps de réfléchir si je voulais vraiment mourir. Il me fallait un truc bien lent pour continuer à gamberger sur l’importance de ce qui allait se passer. Il me fallait une mort au compte-goutte.
J’avais décidé de faire cela de la manière la plus sensée, en tout cas de la façon qui me convenait le mieux. J’allais rendre ma salle de bains complètement hermétique en la colmatant avec beaucoup d’attention. Ensuite, tout simplement, il fallait la remplir d’eau à ras bord, la transformer en cube immergé. Ainsi, je pouvais me laisser couler tranquillement. Bref, un jeu d’enfant et un peu de DIY. Ca évite de se poser trop de questions de s’occuper les mains pendant quelques jours. Ça m’a pris 3 jours entiers pour parfaire les plans de ce qui allait devenir ma piscine, ma cellule, mon sous-marin Koursk, ma tombe. Chaque détail était pensé, repensé, rerepensé, jusqu’à épuisement de mon esprit submergé par l’émotion du travail bien fait. Tout était prévu pour ne pas avoir de mauvaises surprises durant cette douloureuse expérience. L’objectif était donc de remplir cette vieille pièce, de bas en haut, et de me laisser mourir sans faire chier personne. Je suis allé chez Casto acheter tout le matériel et pour être sûr de ne rien oublier, j’ai demandé l’avis professionnel d’un vendeur en chemisette bleue et jaune. Sur le conseil client, ils restent vraiment imbattables, il est resté très respectueux et a parfaitement compris mes besoins: je suis reparti avec 4 kilos de mastic, trois seaux d’anti-rouille, des planches en aluminium et en bois vernis anti-humidité, des clous en titane (ceux-là, je les ai piqué, comme tout le monde chez Casto), de la colle forte qui résiste à toutes les pressions, des boudins de tissus qui, roulés, allait retenir l’air à l’extérieur de la pièce…Je comprends que les femmes disent que le shopping remonte le moral. J’étais moi-même remonté à bloc.
Ça y est, mon bateau hermétique pour passer dans l’autre monde était presque prêt. J’avais bricolé pendant plusieurs semaines. J’avais effectué quelques essais en faisant couler le bidet et évaluer les besoins. Une sorte de test en miniature. Tout avait l’air d’être parfaitement coordonné. Le goutte à goutte allait pouvoir commencer dans quelques heures. J’avais juste le temps de préparer quelques affaires pour me changer, un peu de nourriture (principalement du poisson – très bon le phosphore, pour la réflexion), du matériel de bureau pour prendre des notes sur mes impressions de futur mort ou d’ancien vivant, un peu de musique, de la lecture (même si je savais que les pages prendraient vite l’humidité) et quelques effets personnels dont je ne pouvais me séparer – vieux souvenirs et autres babioles comme un pharaon emmenant de petits souvenirs dans son sarcophage. J’avais même emmené un peu d’argent pour payer ma traversée dans l’autre monde et pour m’acheter l’essentiel dans ma demeure de l’au-delà. Quand mon paquetage fut enfin prêt, je m’enfermai donc dans ma salle de bains après avoir pris mon dernier grand bol d’air frais. Je voulais que ma noyade ne se fasse pas trop rapidement et que je puisse savourer chaque seconde de ma perte. J’ouvrais donc légèrement le robinet de ma baignoire pour que les gouttes s’écrasent par intermittence de quelques secondes, avec élégance. Elles faisaient un bruit inlassablement énervant quand elles touchaient l’émail jauni de ma triste barque. Un son inclassable mais connu de tous. Un son qui allait m’accompagner inlassablement sur mon radeau de la Méduse. Il fallait prendre son mal en patience et surtout profiter de ces derniers moments, qui seraient cadencés par ce triste rythme méthodique et glacial : plic…ploc…plic…ploc…
J’allais donc me suicider à mon rythme, lentement. Cela me laisserait le temps de bien réfléchir et de ne prendre aucune décision sur un coup de tête. Je voulais donc garder la tête froide jusqu’au dernier moment. Je penchais donc pour de l’eau tiède mais plutôt fraîche. Le temps que l’eau remplisse complètement la pièce, je pourrais m’habituer, ainsi jusqu’à l’ultime moment où l’air se ferait rare. J’avais maintenant du temps pour moi et je pouvais savourer tranquillement mes derniers instants : j’allais enfin pouvoir lire « 20 000 lieux sous les mers » et écouter « Le Grand Bleu » jusqu’à plus soif. Une musique très reposante, relaxante, idéale pour ce genre d’événements qui n’arrivent que trop rarement dans la vie d’un homme…
Petit exercice mathématique pour commencer mon voyage sans retour: quand allais-je finalement mourir ? A raison d’une goutte d’eau toutes les secondes dans une pièce qui faisait 4m² et 3m de haut (ce qui correspond donc à 12 m³), cela me laissait pas mal de temps. Cet exercice intellectuel était pour moi une vraie galère, j’avais été nul en physique des fluides (j’ai jamais rien compris à l’histoire des vases communicants). De toute façon j’avais du temps, le temps qui m’était imparti par mon sablier liquide. Et pendant ce temps, les gouttes d’eau continuaient à remplir le contenant qui me servait à me laver il y a encore quelques jours. J’espérais aussi que l’eau allait me laver de tous mes pêchés mais une pièce entière n’allait peut être pas être suffisante. Espérons-le en tout cas. Plic…ploc…plic…ploc…