Deuxième année d’enseignement, deuxième mois de l’année scolaire, deuxième jour de la semaine… Jour d’évaluation de français.
Calme plat dans la classe. On entendrait une mouche voler : ce qui est con c’est qu’il n’y a pas de mouche.
Je trône impérialement à mon bureau. D’un imperceptible mais précis mouvement de tête circulaire, je balaye la classe de mon regard acéré. En face de moi, ça bosse dur, ça cogite sec et ça se plante allègrement.
C’est toujours un moment cruel d’observer mes petits Kevin en train de tout donner, les veines du front saillantes, persuadés que cette fois ci c’est la bonne, ils vont y arriver… C’est cruel parce que moi je le sais, je le sais bien qu’ils vont encore se vautrer.
Je surveille donc attentivement chaque élève, parce que c’est le début de l’année, pour bien montrer qu’avec moi ça rigole pas. Mais c’est inutile. Dans ma classe, on ne triche pas, ils savent ce qu’ils encourent s’ils essaient… Avec moi, ça ne… Oh punaise, j’y crois pas, alerte générale, à 10 heures ! Un élève, appelons-le Kevin, dans la dernière rangée, pile poil dans mon champ de vision !
Je crois qu’il… Ah non fausse alerte, tout va bien, il se concentre, écrit sur sa feuille et regarde son cahier sur ses genoux. Argh ! Son cahier sur ses genoux !?! Quelle démonstration éclatante de naïveté enfantine, à moins que ce ne soit simplement de la stupidité...En tout cas il m'insulte, le bougre !
Je passe direct en mode ED-209, vous savez la machine peu sociable du film Robocop.
Moi (en mode ED-209, la voix froidement synthétique) : Veuillez lâcher votre cahier. Vous avez 20 secondes pour obéir. Vous avez 15 secondes pour obéir. Vous êtes en infraction caractérisée de l’article 113, chapitre 9, du Code Pénal. Vous avez 5 secondes pour obéir. Quatre, trois, deux, une, je suis habilité maintenant à utiliser la force.
La force c’est "le bon gros zéro que tu l'as bien mérité quand même" et la convocation des parents le plus vite possible. Ceux-ci arrivent le soir-même, abattus, abasourdis… Kevin est avec eux, il n’en mène pas large.
Les parents : − Vous savez, on ne sait plus quoi faire avec lui, on va finir par le mettre en pension ! Qu’est-ce que vous feriez vous, à notre place ?
Hein ? Quoi ? Comment ? Qui me parle?
Moi : − Moi… À votre place… Hmmmm… Voilà une question bien épineuse... Je pense que le mieux serait de l'attacher à un poteau sur une aire d’autoroute, je vous dis ça parce qu'honnêtement il est trop vieux pour le congélateur. Mais ce n'est peut-être pas ce que vous aviez envie d’entendre ?
Non mais blague à part. Comment voulez-vous que je réponde à cette question ? Ces gens me font confiance, ils attendent mon avis de professionnel…
Mais pourquoi ils me demandent ça à moi ? Il faut quand même dire qu’à cette époque je sors à peine de l’IUFM, j’ai 24 piges, célibataire sans enfant… Le dernier truc responsable que j’ai fait c’est de ne pas prendre la voiture le week end précédent quand j’ai pris une mine dans mon bar préféré! Et là, j’ai deux parents qui me demandent comment élever leur môme… Ouah, ça fout bien la pression !
Même encore aujourd’hui, quand ça arrive, je ne suis toujours pas à l’aise avec cette idée… Et pourtant, c’est une situation qui se présente de temps en temps… Mais mon job à moi, qui n'est pas une mince affaire, c'est d'essayer dans le temps qui m'est imparti de faire en sorte que Kevin soit moins Kevin, si vous voyez ce que je veux dire. C'est pas tellement de l'adopter!