ou L’Art de la guerre en milieu scolaire.
« Nul n’est censé ignorer la loi. »
Tout le monde connaît le vieil adage. De là à bouquiner le code civil avant de se coucher ou d'aller jusqu'à feuilleter le code pénal quand on passe un petit moment agréable aux toilettes, il y a un pas que peu d’entre nous franchissent.
La tâche est d’autant plus complexe qu’il existe un certain nombre de lois tacites, connues seulement de quelques initiés. Par exemple, dans la charmante école où j’exerce, une règle ancestrale précise bien ceci :
« Toute recrue arrivant dans l’école en cours d’année est un Kevin en puissance, oh oui, en puissance. »
Vous imaginez bien que personne n’a gravé ça dans le marbre, ce serait bien cruel pour le nouvel élève et professionnellement contestable. Pourtant, après quelques années d’exercice et un certain nombre d’études statistiques poussées, la probabilité qu'un nouvel élève arrivant en cours d'année soit un Kevin avoisine les 99%. En tout cas chez nous.
C’est ainsi qu’un beau jour, on me prévient de l’arrivée imminente d’un p’tit nouveau dans ma classe. La nouvelle fait immédiatement l’effet d’une bombe au sein de mon effectif.
Les garçons prennent l’information avec méfiance, voyant dans l’arrivée de ce concurrent potentiel un test pour éprouver leur virilité naissante. Toutefois, ils constatent également qu'enfin ils seront un nombre pair pour jouer au foot. C'est pragmatique, un garçon.
Les filles acceptent facilement l’idée, assimilant rapidement le fait qu’il y aura bientôt un renouvellement partiel mais significatif de la gente masculine au sein de la classe. Vu la gente en question, c'est toujours bon à prendre. C'est pas con, une fille.
Quant à moi, en professionnel averti, je prends tout ça avec flegme en errant les yeux hagards dans la cour de récré sous les quolibets de mes collègues, balbutiant la bave aux lèvres des mots incompréhensibles pour le commun des mortels, levant le poing vers le ciel pour haranguer les puissances infernales qui se jouent ainsi de moi. Zen quoi. On est pro ou on ne l'est pas.
Il faut savoir qu’il existe pour moi un seuil psychologique à ne pas dépasser : c’est le seuil des 25 élèves par classe. Et puis, je ne suis pas dupe, commme j'ai déjà eu l'occasion de le préciser, une nouvelle recrue en cours d’année, c’est forcément un Kevin !
Eh bien croyez-le ou pas, sur ce coup là, j’ai eu tort ! Le jour où ce gamin arrive dans ma classe, je comprends aisément, avec une certaine horreur, que ce n’est pas un Kevin ordinaire. Non, c’est ZE Kevin : l’Empereur des kevinades ; l’incarnation faite enfant du concept même de la kevinitude ; le messie de tous les Kevin de France et de Navarre…
En provenance directe d’une école difficile où il a collectionné les problèmes de comportement ; présentant un niveau scolaire des plus déplorables ; il est l’heureux rejeton d’une famille complètement dépassée voire peu concernée...
Mesdames et messieurs, amis lecteurs, il le mérite, c'est un champion, un winner; alors s’il vous plaît, levons-nous et prononçons tous ensemble ces mots désormais rituels : APPELONS-LE Kevin !
Vous pouvez maintenant vous assoir et vous calmer. Reprenons le cours de cette histoire. Ce bon Kevin est de la race des seigneurs : pas de round d’observation, les kevinades s’enchaînent sans temps mort durant les premiers jours. Nos Kevin à nous sont complètement dépassés par ce nouvel outsider sorti de nulle part (pourtant normalement ils se défendent bien)!
Classe, cour de récré, toilettes, il est à l’aise sur toutes les surfaces. Violence physique, provocation, absence de travail : c'est un Kevin complet et polyvalent, très à l'aise techniquement. Assez vite, mes collègues et moi arrivons à cette fatale conclusion : ça va partir en sucette avant la fin du premier mois.
Une fois de plus nous sommes dans l’erreur. Une semaine. Au bout d'une semaine survient ce que nous appelons sobrement l’Incident.
C'est la récré, notre ancien meilleur Kevin, se sentant dépossédé de son statut si durement acquis, tente le tout pour le tout. Prenant pour sien un des préceptes de Sun Tzu dans son célèbre Art de la guerre : "L'Art Suprême de la Guerre c'est de soumettre sans combattre", le déchu tente de recouvrer son titre par le harcèlement psychologique et la ruse, si tant est qu’un Kevin puisse être rusé…
Le hic, c’est que le nouveau Kevin en chef, lui, n’a pas lu de livre chinois depuis longtemps. Du coup, sa technique martiale est nettement plus épurée. Certaines mauvaises langues diront primitive. Au contact de son condisciple, il choisit la sobriété : à savoir le bon vieux pain dans la gueule. Attention, je ne vous parle pas de la petite bagarre habituelle entre mouflets de dix ans. Non, il s’agit là d’un pain, d’une patate, d’une beigne, d’une torgnole, d’une bonne grosse tarte aux phalanges qui laisse un bon cocard! Du genre JCVD dans Bloodsport; Patrick Swayze dans Road House ou Bud Spencer et Terence Hill... De la vraie grosse baston de rue quoi!
Du coup, alerte générale dans l’école, panique dans la boutique, affolement au firmament. On attrape le gamin. Cette fois, pas question de bon ou de mauvais flic (cf Raclures, clopes et Usual Suspects.), on passe tous direct en mode répression. À savoir cagoules noires, tenues anti-émeute et armes de poing. L'opération "Chopons le Kevin" est lancée, elle se découpe en quatre phases bien distinctes : extraction, isolation, admonestation et punition.
Quelques roulades et autres sauts de cabri m'amènent vite jusqu'à la cible. Enfin vite, moins que mes collègues sans doute, mais moi au moins j'ai la classe! Habitué à régler ses problèmes à coup de mandale là d’où il vient, ce bon vieux Kevin reste un peu circonspect devant notre réaction. Bon, en fait, une fois isolé, devant notre courroux, il craque assez vite. Du coup, ça fait exploser notre score. Parce que faire pleurer un Kevin de ce calibre, ça vaut plus de points, c’est bien connu ! C'est toujours réconfortant de se dire qu'on a ce pouvoir!
Les parents sont convoqués dans la
foulée, la situation est expliquée, analysée, commentée. Ils sont perdus, ils n’ont pas de solution et s’en remettent une fois de plus à nous (cf Evaluation, mouche et Robocop. ) Kevin, lui, a arrêté de pleurer, il semble avoir compris son
erreur. Peut-être avons-nous réussi quelque chose… Peut-être que celui-là nous allons le sauver de lui-même (c'est beau non?).
C’est alors que, touché par la grâce, dans un moment de lucidité rare, ce genre de moment d’introspection dont nous devrions tous nous inspirer, Kevin, 10 ans à peine, prononce solennellement les mots suivants :
Kevin : − C’est pas bien ce que j’ai fait. Il faudra que j’en parle à mon psy.
Ben voilà, on va faire comme ça Kevin, on va faire comme ça.
Faudra peut-être qu’on pense à installer un divan dans l’école, qui sait, ça pourrait servir…