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La folle jase de Joyce

Publié le 09 décembre 2010 par Jlk

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Le roman le plus mythique du XXe siècle se déroule durant une journée: le 16 juin 1904. Longtemps maudit en Irlande, le génial auteur suscite aujourd’hui un culte et une véritable industrie.
C’est l’histoire de Monsieur Toulemonde se faisant appeler Personne. Le roman total d’une journée au XXe siècle où il se passe à la fois rien et tout. Un semblant d’intrigue en apparence: une bonne femme qui prend un amant, un jeune homme qui se cherche la moindre, le mari de la bonne femme qui tourne en rond comme le Juif errant, une ville entière qui se se gratte du matin au soir. En réalité: l’histoire de l’humanité sur une tête d’épingle. Et toutes les histoires refondues dans un livre-mulet à dix-huit sacoches: à la fois l’Odyssée revisitée, Shakespeare en traversée et la loupe de Flaubert rebrandie sur ce début de siècle qui fait d’Ulysse un Bloom vieillissant sensuel et bon, de Télémaque un jeune Stephen Dedalus libre penseur, de Pénélope une femme décorsetée dont le monologue final est comme une coulée stellaire. A cela s’ajoutant, pêle-mêle et dans tous les genres-styles-langues-dialectes: une kyrielle d’histoires concentrant tous les sentiments humains et toutes les perceptions sensorielles, un enterrement le matin et une virée dans les bordels du soir, toutes les heures du jour et leurs couleurs, la marquetterie superposée du conscient et du subconscient, le cravaté et l’obscène, toutes les voix de la ville et toutes les voix du corps, bref le texte déployé ou plus exactement l’hypertexte de Dublin et de toutes ces “villes de nombre d’hommes” dont Ulysse “connut l’esprit” en son Odyssée.
Roman docte et sauvage, Ulysse appartient également à la légende par la saga de son édition et de sa traduction, dont la première version française remonte à 1929, sous la plume d’Auguste Morel assisté de Stuart Gilbert, Valery Larbaud et James Joyce lui-même, entre autres. Historique, cette version n’en date pas moins. Lui succède aujourd’hui une traduction entièrement nouvelle (sauf un épisode sonservé de la première, Les Boeufs du soleil), accomplie en trois ans par huit traducteurs dirigé par Jacques Aubert, grand spécialiste de Joyce qui établit l’édition de La Pléiade.
- Que représente Ulysse pour un lecteur d’aujourd’hui ?
- Il y a une actualité de James Joyce qui persiste à travers les générations. Contraitrement aux apparences, Ulysse n’est pas limité à un lieu ou un temps. Bloomsday n’est qu’une face de l’oeuvre. Dans cette série d’événements racontée de dix-huit points de vue différents, la seule constante est une interrogation sur le style et l’acte d’écriture. Pour reprendre les catégories de la linguistique selon Saussure, il en va de l’énonciation plutôt que des énoncés. Derrière une apparence d’énoncés très précis et documentaires, le ressort de l’oeuvre est l’exploration des voix, au sens poétique du terme. Dès le début, Joyce associe l’art et la vie dans sa doctrine vivante de la poétique, vécue comme un drame intérieur. C’est d’ailleurs pourquoi les psychanalystes s’intéressent tant à lui. Il y a chez Joyce une extraordinaire volonté d’approfondissement du passage à la limite du langage qui peut parler aux générations actuelles. Joyce va aux limites extrêmes du sens. Il prend le langage par son envers, là où le langage échoue à traduire toute la perception. Ulysse représenterait alors, pour l’auteur lui-même, l’échec de la traduction. Et pourtant il faut traduire et re-traduire Ulysse. Un grand texte est toujours à relire, et toute nouvelle lecture, d’une génération à l’autre, amène à une nouvelle traduction.

- En 1995,vous avez “ consacré” la première traduction en Pléiade. Vous paraissait-elle digne de l’être ?

- Je pensais que le premier texte, en partie agréé par Joyce, avait des mérites, sans être totalement satisfaisant. Lorsque j’en ai parlé à l’éditeur, il m’a demandé de faire un test sur un épisode, Les Lestrygons, où j’ai opéré un nombre impressionnant de corrections. On s’en est finalement tenu à la première version faisant encore figure d’”institution”.
- Qui a décidé, finalement, de procéder à cette nouvelle traduction ?
- C’est Stephen Joyce et sa femme Solange qui étaient attachés à cette idée et ont relancé l’affaire après la mort du fils de Joyce. Stephen et Solange estimaient la traduction convenable dans les passages les plus “classiques”, qui ne permettent guère de variantes. En revanche, et notamment du fait de l’évolution de la langue et de la sensibilité littéraire actuelle, sous l’influence de Joyce lui-même, ils trouvaient normal qu’il y ait plusieurs traductions, comme c’est le cas en d’autres langues Donc il a été décidé, pour la date du centenaire de Bloomsday, de procéder à une nouvelle traduction. La contrainte de 2004 ne laissait pas une grande marge, et c’est une des raisons qui m’ont amené à réunir un collectif de spécialistes du texte et d’écrivains, lesquels me semblaient les mieux à même de développer la dimension de créativité du livre.
- La répartition des textes entre divers traducteurs ne menaçait-elle pas l’homogénéité du texte ?
- Le fait qu’il y ait diversité de styles rendait une distribution plus facile. Mais le travail du coordinateur que je suis en a été alourdi. Il y avait à vérifier que tout ce qui, dans le texte, relève des échos et des résonances, des récurrences, des reprises et des variations soit harmonisé.
- Quelles règles de travail vous êtes-vous données ?
- Il était entendu que chacun des traducteurs aurait le dernier mot sur son épisode, même si le contrat me prêtait l’ultime décision. Lorsque l’un d’entre nous avait terminé un épisode, je le revoyais, le lui renvoyais et ensuite le texte circulait. Tout le monde, ainsi, a lu tout le monde. Il y avait une autre difficulté, liée à l’étalement temporel de la composition du livre sur sept ans, dans une période où Joyce était en pleine recherche. Des solutions qui convenaient à certaines parties ne convenaient plus à d’autres. Il était en outre difficile d’établir des règles a priori, dans la mesure où ces règles ne sont pas systématiques chez Joyce, et notamment dans la ponctuation. On sait qu’il est même allé jusqu’à conseiller, pour la traduction française d’un épisode, la suppression de tous les accents et de tous les signes de ponctuation. Or notre langue le supporte mal...
- Qu’en est-il de l’usage des mots actuels ?
- Nous nous sommes beaucoup interrogés sur cette question, et d’autant plus que l’équipe appartenait à des générations différentes. Nous étions bien conscients qu’il est gênant de moderniser à outrance, ou d’utiliser des mots vite passés de mode. A la suggestion d’un d’entre nous, nous avons choisi de garder une certaine diversité. Cela a donc été fait au coup par coup et cas par cas. De façon très fréquente, les écrivains nous ont rappelé l’importance de la musicalité ou du rythme de la traduction. La contact des spécialistes et des écrivains a été un enrichissement mutuel constant. La contribution des auteurs a été très précieuse dans l’approche des limites du langage. Finalement, l’équipe a bien travaillé, à la manière d’un “ouvroir”, et serait prête à reprendre l’expérience. Encore faut-il un texte qui résiste, avec des difficultés qui contraignent au dialogue.
- Pensez-vous à Finnegans Wake ?
- Eh qui, sait...
Plus près de la source
Etait-ce bien nécessaire ? Cela avait-il un sens de procéder à une nouvelle traduction française d’Ulysse dont la première version a quelque chose d’”historique”, sinon de référentiel ? Et confier cette tâche à huit traducteurs n’allait-il pas à l’encontre de l’unité d’encre du texte originel ?
Ce qu’on peut dire sans être spécialiste de la langue de Joyce (qui requiert déjà sa propre traduction...), c’est que, dès les premiers chapitres de ce nouvel Ulysse, la sensation quasi physique de se trouver plus près de la source est comparable à celle qu’on ressent à la lecture des re-traductions de Dostoïevski signées André Markowicz. Sans doute pourra-t-on regimber sur le choix de telle expression très contemporaine (“faire sa thune” au lieu de “faire sa pelote” ou “putain” au lieu de “sapristoche”, entre cent autres exemples), ou sur telle solution moins convaincante dans la deuxième traduction que dans la première - mais cette observation vaut souvent dans le sens inverse selon les cas.
Cela étant, à la fois dans le rythme et dans la texture de la phrase, moins policée mais plus vibrante et vivante, plus follement joyce aussi, cette nouvelle version tiendra lieu désormais d’alternative captivante. Sans trancher forcément, on naviguera donc d’une version à l’autre comme on peut transiter et grappiller avec profit entre une kyrielle de traductions françaises d’Hamlet ou de La Divine Comédie....

Ulysse, mode d’emploi

Comment lire Ulysse quand on n’a pas l’accès direct, idéal évidemment, au texte original (Ulysses, Penguin Twentieth-century Classics, 937p.) ? Le lecteur peu argenté se contentera de la première version en poche (Folio no 2830), qui reste basique. La même, dans le tome II des Oeuvres en Pléiade, y ajoute un appareil critique monumental. La nouvelle traduction offre désormais une belle alternative. Les trois bouquins réunis feront une ménage d’enfer. Comme nous le suggérait Jacques Mercanton, mais chacun est libre, une fiole de Bon Whisky irlandais peut aiguiser la perception de la lecture de chaque chapitre d’Ulysse. L’auteur péchait d’exemple...
Une introduction au roman nous semble en outre indiquée, que propose le passionnant ouvrage récemment réédité du peintre Frank Budgen, très proche de Joyce durant ses années zurichoises (1918-1919) et qui “raconte” Ulysse avec autant de bonheur et de justesse qu’il évoque l’écrivain et sa démarche. Cela s’intitule James Joyce et la création d’Ulysse (Denoël, 335) et peut être complété par Les heures de James Joyce de Jacques Mercanton, témoignage également précieux de l’écrivain et critique lausannois (L’Age d’Homme, 1967). Enfin, de magistrales pages se déploient sous la plume d’Ezra Pound dans ses Lettres à James Joyce (Mercure de France, 1970, 350p.), complétées par quelques essais fameux.

(Paris, 2005)


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