Plastique / graphique
J'ai pu observé deux tendances parmi mes étudiants, à la longue, et je me dis que ça doit être un état de fait. Deux sensibilités qui semblent opposées mais qui peuvent être complémentaires, à savoir d'un côté ceux qui développent une sensibilité graphique et de l'autre une sensibilité plastique.
Le "graphique" va chercher à tracer, de façon assez nette la ligne et le trait. Il y a chez eux une volonté de clarté et de précision. Parfois jusqu'à la minutie ou l'obsession du contrôle. On pourrait évoquer dans ce registre un esprit ligne claire (Hergé), les dessins de Matisse, l'art de Paul Klee. Le graphique étant dans la logique du "graphein", de l'écrire (souvent noir sur blanc), il y a quelque chose de la mise en ordre, de la clarification, de l'affirmation. C'est le désir de montrer.
Le "Plastique" est plus dans l'idée de couvrir, recouvrir, animer une surface. Cela va souvent dans le sens du flou, du désordonné, de l'accident, de l'aléatoire, bref du lâcher-prise. D'un premier abord cela donne l'impression du désordre, de l'inachevé, du brouillon parfois même du sale (dans une vision négative de la plasticité, certains parlent de négligence, de pas fini). Les moyens sont la tache, les superpositions, mélanges. On pourrait citer des approches telles que celles de Pollock, Bonnard, Dubuffet. On est plus dans le désir d'évoquer.
Cela fait penser à la classification de Nietszche qui met en évidence deux tendances artistiques : l'Appolinien (divinité de la beauté et de la raison) et le Dyonisiaque (divinité de l'ivresse et de l'excès). La première étant celle qui recherche ordre, équilibre, mesure, menée par la raison. La seconde, guidée par le désordre, l'excès, le déséquilibre, l'émotion jusqu'à la déraison. Ce sont deux faces, deux possibles qui ne sont pas forcément incompatibles et qui de toute façon se complètent et font la richesse de l'expression humaine.
Ce que je cherche à faire pour équilibrer ces deux pôles c'est de pousser les "graphiques" à apprendre à lâcher prise, accepter des accidents et pour les "plastiques" à apprendre à côntrôler, amener de la structure. Il est important, à un certain point, de connaître ces qualités et ses points faibles pour aborder le dessin. On peut ensuite les assumer, faire des défauts une qualité ou tenter de compléter ses manques. Je fais aussi cela car on pourrait dire qu'il y a une troisième voie où ces deux tendances s'équilibrent, deviennent une façon d'être libre du choix (en fonction du moment) de faire ou de défaire.
Il est amusant de voir comment les opposés se repoussent : la plupart du temps et surtout pour le représentant les plus affirmés d'un de ces deux pôles, aller contre sa tendance devient un vrai frein. Il y a même de la répugnance, notamment chez le "graphique" à "salir" son dessin, la tache est perçue comme un défaut au même titre que le tremblement. Il y a refus des ratés (qui pourtant peuvent apporter sensibilité et émotion dans certains cas). Et chez les "plastiques", une sorte de refus de l'ordre "par principe", d'assécher ou d'épurer par peur qu'il ne reste plus rien ou qu'on n'enlève l'émotion ou l'énergie.
Il faut arriver à mettre de l'ordre dans le désordre (car même le chaos n'est pas sans organisation, logique) et mettre du désordre dans l'ordre pour l'animer, lui donner un côté humain. Si ces deux tendances sont cultivées par défaut plus que par choix conscient, on abouti à des dessins limités, sans énergie ou bien lourd. Que ce soit dans l'une ou l'autre voie, peu importe, il faut donner du sens à ses choix, aux techniques, aux intentions. Eviter le poncif, le gratuit, le manque de rigueur ou l'excès de labeur.