À Nap City, aussi appelée la Ville de la Sieste, les rues étaient généralement désertes et poussiéreuses. Des coyotes maigres et affamés se faufilaient entre les maisons, sous le regard mauvais des vautours perchés sur les toits. Les touristes n'y étaient pas bienvenus. Seuls quelques voyageurs téméraires osaient franchir la porte de l'unique auberge. Nap City n'était qu'une longue rue quelque part dans le grand désert de la Fatigue, rue autour de laquelle s'articulaient des maisons tombant en ruine, un magasin général, le bureau du shérif, l'auberge et une banque.
Là-bas régnait en roi et maître un étrange individu : le Sommeil. Les habitants de la Ville le redoutaient plus que tout. Avec raison. Quiconque le croisait tombait froidement sur le sol, les yeux clos, pareil à un cadavre. Seule la respiration lente du corps alors étendu par terre confirmait que la victime n'était pas morte. Le Sommeil s'accordait tous les privilèges : il se réservait les chambres les plus confortables de l'auberge, mangeait les repas les plus délicieux, buvait l'alcool le plus fin. Ce sombre personnage donnait froid dans le dos avec ses yeux gris comme la nuit et sa peau blanche comme la lune. Le soir venu, il se glissait dans chaque maison, sournoisement. Il empêchait une vieille dame de poursuivre sa lecture, la faisant s'effondrer le nez dans son livre sans avoir le temps de marquer la page où elle était rendue. Il retirait à un couple la passion qui les étreignait à l'heure du souper et plutôt que de passer aux préliminaires, les tourtereaux étaient projetés dans leur lit, tête sur l'oreiller et dos à dos. Il s'interposait entre un homme et son bulletin de nouvelles du soir, le faisant ronfler à tue-tête et manquer les informations de la journée. Il s'en prenait même aux enfants, confisquant le plaisir ressenti à jouer, le remplaçant par des pleurs d'enfant fatigué jusqu'à ce que, épuisés, ces pauvres chéris montent se réfugier dans leur chambre. Il répandait la terreur à Nap City.
Jusqu'au jour où un cowboy solitaire fit son entrée dans la ville, un large chapeau couvrant sa tête. Ses yeux d'un bleu profond reflétait une détermination sans égale. Les quelques cheveux, blonds comme le blé des champs, qui dépassaient sous son chapeau, répandaient un doux fumet de courage sur son passage. Toutes les têtes se tournèrent vers lui quand il gravit la rue jusqu'à l'auberge. Il s'installa au bar et commanda un verre de lait bien fort. Il le bût cul-sec. Les quelques clients attablés le regardaient avec curiosité, se demandant qui pouvait bien être ce visiteur insouciant. N'avait-il pas entendu parler du climat d'épouvante qui régnait en ville? Ne craignait-il pas une attaque sauvage de la part du Sommeil? Les murmures répandus dans la salle eurent tôt fait d'attirer l'attention du cowboy. Sous le regard étonné des clients, il retira son chapeau et se tourna vers eux.
Elle. Ce n'était pas un cowboy, mais bien une cowgirl.
« Mon nom est Bébé fille et je suis venue vous libérer de l'emprise du Sommeil. »
D'abord bouche bée, toutes les personnes présentes éclatèrent d'un grand rire sonore.
« Bah ouais, comme si une poupée pouvait venir à bout du Sommeil. »
« Il ne fera qu'une bouchée de toi. »
Bébé fille remit en place son chapeau, le regard sévère.
« Dites au Sommeil de me retrouver, à 13 heures pile, devant le magasin général. Et barricadez-vous. Un duel aura lieu cet après-midi même. Il ne pourra y avoir qu'un seul vainqueur. Et j'ai horreur d'être une victime. »
Elle quitta l'auberge dans un brouhaha intense, laissant derrière elle des habitants subjugués par son audace.
À 13 heures, le Sommeil l'attendait de pied ferme, un rictus triomphant au visage, des armes à sa portée de main. D'abord, il avait amené une maman pleine de tendresse et murmurant des berceuses. Il tenait également un biberon de lait bien chaud, une doudou très douce, un lapin en peluche tout aussi duveteux et une suce bien propre. Le ciel s'assombrit, comme si on avait fermé la toile devant une fenêtre pour tamiser l'éclairage. Le Sommeil jeta un regard assuré vers la cowgirl.
« Alors, jeune enfant, tu comptes me vaincre sans arme? », lança d'une voix forte le Sommeil.
Car, effectivement, Bébé fille n'avait aucune arme. Le faible espoir qui avait animé les habitants quant à leur possible libération s'éteignit aussitôt.
« Ma détermination sera ma plus grande arme. », répondit-elle.
Le Sommeil attaqua aussitôt. Plus rapide qu'un éclair, il lui envoya la maman et le biberon. La cowgirl bût le lait d'un coup et jeta le biberon qui fracassa la fenêtre du magasin général. Elle fît ensuite de grands sourires à la maman, lui tira les cheveux et mît les doigts dans son nez. La maman tint bon et le Sommeil lui lança la doudou comme renfort. Bien que la maman tenta d'y envelopper Bébé fille, celle-ci se débattit de toutes ses forces et déchira la doudou comme s'il ne s'était agi que d'une feuille de papier. Le Sommeil, imperturbable, refila à la maman le lapin en peluche. La mère n'eût pas le temps de l'attraper que déjà Bébé fille le renvoyait haut dans les airs où un vautour s'en empara et n'en fît qu'une bouchée. Apeurée, la maman fît signe au Sommeil de lui lancer la dernière arme: la suce. Bébé fille ferma sa bouche solidement, agrippa la suce et la propulsa à l'autre bout de la ville. Puis, elle se tourna vers la maman, ouvrit la bouche et hurla de toutes ses forces. La mère, terrifiée, pris les jambes à son cou, laissant le Sommeil seul avec son adversaire. Bébé fille terrassa le Sommeil, le plaquant au sol avec son pied.
« J'enlève mon pied et te conseille de déguerpir loin d'ici, sinon, les conséquences seront terribles.», lui dit-elle.
« O...o...oui, promis.», répondit le Sommeil en sanglotant de peur.
Bébé fille retira son pied, le Sommeil s'enfuit aussitôt. Les habitants poussèrent un cri de joie immense, la cowgirl éclata d'un rire triomphant et la maman se sauva derrière son ordinateur.
FIN