C’est la nuit. La nuit est bleue. Ce doit être juste avant l’aurore. Maman dort sur le divan parce que papa la frappe sans le vouloir. C’est comme une sorte de somnambulisme violent. Elle dort toujours là maintenant. Elle m’a dit que papa se bat tout seul dans son sommeil; qu’il ronfle aussi. C’est pour ça qu’elle couche dans le salon… J’en ai l’habitude. Ma chambre est au même étage. Je me suis levée, je ne me rappelle plus pourquoi… Il fait froid. J’ai une camisole et des petites culottes blanches. Pas de pyjama. Je dois être très jeune parce que j’ai presque le physique d’un petit garçon. Maigre, pas de seins, pas de hanches. Je cours autour de la table. Il me semble que le tapis est gris et que les meubles sont en mélamine blanche. En réalité, lorsque j’avais cet âge, les meubles étaient bruns et le tapis orange.
Quand je repense à ma mère à cette époque, j’ai un souvenir tragique. Elle connaissait toutes les chansons tristes de Francis Cabrel par cœur. Dans un cahier vert, elle avait écrit les paroles à la main en mettant la radiocassette sur pause à chaque phrase. Elle les chantait pendant des soirées entières. J’étais exclue de ces moments.
Avec moi, elle était gentille. Elle mettait la musique à tue tête et je dansais en maillot de bain en faisant des chorégraphies. Elle était belle à pleurer. Sa peau sentait la noix de coco et le soleil.
Dans ce souvenir bleu, elle dort en boule sur le divan. Elle est en position fœtale et la couverture la momifie si bien, qu’on ne voit que son visage. Il est grave et douloureux. Ma mère a toujours dormi comme ça, les sourcils froncés. Moi, je cours autour de la table. Je ne sais pas pourquoi.
Il fait froid, j’ai peur et la lumière est bleue.
Puis, quelqu’un m’agrippe par derrière.
Après, je ne me rappelle plus de rien.
Aujourd’hui, maman me dit que ce souvenir que je raconte ne s’est jamais produit. Elle dit que j’ai rêvé.