L' "Indien".

      Hélas ! Il n’en reste plus beaucoup, de ces mas et de ces jardins, aux alentours de mon quartier d’enfance, et même de ma ville. Des ensembles résidentiels les ont rayés du cadastre.  Des rues, qui ne mènent plus qu’à des rocades périphériques, portent vainement désormais des noms d’oiseaux et de fleurs. Je pressentais déjà, à l’époque des premiers défrichements, des premiers lotissements, quel préjudice irréparable le monde frénétique du béton et de l’automobile infligerait à l’ordre ancien des choses, à la civilisation des jardins et des champs. J’appartenais, et pour toujours, à cet ordre ancien, à cette civilisation qui devait expirer à la fin des années cinquante et mon cœur fut, jeune, enterré dans la terre natale violentée. Je comprenais, pour la partager intimement, la douleur qu’avaient dû ressentir les Indiens d’Amérique, quand ils se virent spoliés, traqués, menacés dans leur existence même par les Blancs, nouveaux venus sur leurs terres ancestrales.      Le mas Boneta, celui de la vanne, disparut le premier. Le mas Montserrat connut quelques années de sursis, ne subsistant que grâce à sa bergerie. Le mas Palau perdit ses terres. Leurs jardins et leurs champs restèrent en friche, en attendant d’être viabilisés et bâtis. Et sur ces espaces sacrifiés, nous autres gamins établissions nos campements de Sioux et jouions à des guerres de résistance contre l’inéluctable avance des Visages-Pâles.      Mais il me fut donné, jusqu’à mes quinze, seize ans, de connaître un monde doux, lisible, rassurant. Je ne parle pas, bien entendu, du monde extérieur, plein de bruit et de fureur, comme toujours, avec sa Guerre Froide, ses conflits d’Indochine et d’Algérie, ses injustices et la misère des quartiers pauvres. Je parle de mon microcosme provincial, où mon jeune âge et ma naissance somme toute privilégiée, dans une famille aimante et relativement aisée, me mettaient à l’abri du danger et du besoin.