Magazine Journal intime
Les premiers deuils.
Publié le 05 février 2011 par Douce58La mort, approchée sous les auspices du sacré et du surnaturel, n’avait pas encore projeté sur ma vie son ombre terrible. L’absence des premiers êtres chers qui nous furent ravis par elle, grand-mère Mathilde, tante Suzanne, bon-papa François, m’était expliquée par mes parents et grands-parents de façon douce et acceptable. Ils étaient montés au Ciel, où ils étaient plus heureux qu’ici bas. Il fallait donc être contents pour eux. Néanmoins, je trouvais étrange et pour tout dire assez choquant qu’ils eussent préféré leur félicité éthérée à l’affection dont nous les entourions... J’étais trop jeune pour qu’on me mît en présence de leurs corps sans vie et je ne pouvais que constater leur disparition du jour au lendemain. Je me rappelle quand même avoir éprouvé un profond malaise, une peine poignante, quand je compris que je ne reverrais plus ma grand-mère Mathilde. J’interrogeai mon grand-père François, qui lisait le journal à la page des avis de décès :
Pépé, dis, où elle est, Mémé?
Et mon grand-père me répondit d’une voix nouée, sans me regarder à travers ses lunettes embuées :
Elle est au Ciel.
Je mesurai toute la signification de cette radiation de la liste des vivants, quand, à douze ans, je vis pour la première fois la dépouille mortelle d’un être cher. C’était celle de mon grand-père maternel Joseph. Elle gisait sur le lit, rigide, livide, méconnaissable. Une mentonnière noire achevait de lui donner un aspect insolite et effrayant. Je restai figé devant cette chose brutale, qui me scandalisait intérieurement et m’empêchait de pleurer. Ma mère et mon père qui pleuraient, eux, me tenaient par les épaules et pour la première fois, j’entendis mon père prononcer cette phrase qui me transperça l’esprit comme un couteau :
Tu ne le reverras plus.
Il la prononça encore lors du décès de son propre père, mon grand-père François, mais j’étais devenu un adulte à ce moment là. Mon grand-père Joseph était mort d’une angine de poitrine, qui avait évolué en infarctus du myocarde. Le lendemain de ses obsèques, je fus tiré de mon sommeil matinal par des appels de détresse et des gémissements, qui venaient de la chambre de mes parents. Je me précipitai, affolé, et trouvai ma mère, seule dans le lit, en proie à une crise de suffocation. Encore sous le choc de la terrible expérience de la veille, je crus qu’elle allait mourir, elle aussi, du même mal que son père. Je dégringolai l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée pour prévenir mon père, qui travaillait au laboratoire depuis une heure très matinale. Il monta voir sa femme et dut trouver les mots qu’il fallait pour calmer ce qui n’était qu’une crise somatique causée par le chagrin et l'angoisse. Je ne me souviens pas très bien, mais il est probable que mon père fit venir son frère Pierre, le médecin (il était évidemment le docteur de la famille), au chevet de ma mère. Quoi qu’il en fût, cette alarme n’eut pas de suite. Mais dans ma prière du soir, désormais, je demandais à Dieu de nous faire tous mourir en même temps, afin qu’aucun n’ait l’atroce peine de survivre à ceux qu’il aime.