Tu as poussé un gémissement puis tu t’es retiré. Tu as enlevé le condom et t’es laissé tomber près de moi. Je n’ai pas joui. Trop compliqué, trop long. Parce que je ne t’ai pas montré comment. Et parce que nous avons fait l’amour dans la peur d’être surpris. Par mon chum. Ou par un téléphone de ta femme sur ton cellulaire que tu as laissé allumé pour ne pas avoir l’air louche. Mais j’ai emprisonné ton orgasme. Je pensais que lorsque un homme se lassait aller en moi, il m’abandonnait une part de lui-même. J’emmagasinais ces instants précieux dans ma mémoire. Je notais chaque détail. J’aimais ce son aigu qui sortait de toi, comme si ces quelques secondes étaient intolérables et douces à la fois. Ton visage aussi. Rien n’est plus beau que le visage de désir, le visage de jouissance d’un homme. Révulsé, lumineux. J’ai conservé ta vulnérabilité entre mes cuisses. Je garde, encore aujourd’hui, un petit morceau de ton âme dans mon ventre.
J’ai déposé ma tête sur ton torse. Je t’ai respiré. Cette odeur de toi. Elle me portait. La sueur, le savon, je ne sais quelle épice. Je n’étais plus qu’un corps suspendu à un autre corps. Tu m’as caressée. La paume de tes doigts, je croyais qu’elle contenait une huile. Quand tu me touchais, je ne savais plus où tu t’arrêtais et où moi, je commençais. Puis tu as cessé. J’ai repris tes mains et les ai remises sur mes fesses en riant. Nous nous sommes embrassés, une conversation de langues et de soupirs. Tu as plongé un doigt dans mon sexe. Un choc et mon corps renversé. Si cette histoire n’avait pas trouvé sa fin, nous aurions eu soif l’un de l’autre jusqu’à disparaître.
- Faudrait ben aller manger notre dessert!
Je n’ai pas eu le temps de te retenir. Tu étais déjà debout. Beau. Nu. Homme. Tu m’as regardée.
- J’prends une photo intérieure, pour pas perdre cette image là.
Tu m’as parlé de ma collection de moments d’éternité. Tu as dit que tu trouvais ça beau comme expression. Que ce moment en était un. J’ai dit que oui.
C’était la dernière fois que nous faisions l’amour. Je l’ignorais. Après, nous avons rompu, parce que tu as eu peur. Ça fait six ans aujourd’hui, j’avais noté la date exacte dans mon journal. Nous avons continué de nous voir. Des amis à défaut d’être plus. Parce que c’était plus fort que nous.
Assise dans ma Subaru, je regarde devant moi. Je n’arrive pas à me convaincre d’en sortir. J’ai chaud. Le soleil de mai entre par les fenêtres et ça me fait transpirer. Je n’aurais pas dû mettre mon manteau rouge. Je vais l’enlever en sortant. J’étouffe. Je sais que l’air est plus frais dehors. J’entends les oiseaux qui gazouillent. Le son est assourdi par les vitres de la voiture. C’est presque surréel. Ça me donne l’impression qu’en restant ici, je n’aurai jamais à vivre ce moment que j’appréhende. Que le temps va se suspendre.
Le cœur m’arrête. Je vois ta femme et tes enfants sortir de l’hôpital. Elle a l’air épuisé. Ses cheveux gris-noirs sont emmêlés, mal coiffés. Ton fils doit avoir environ dix-huit ans. Il n’est pas très grand pour son âge. Son visage me rend mal à l’aise. Tes traits, mais déformés, impurs. J’ai toujours préféré tes filles. Parce que ce sont des filles. J’ai moins l’impression de regarder des versions de toi altérées. Tous les quatre, unis par cet abattement du corps qui témoigne de la souffrance humaine, tournent le coin qui mène à la rue Rouleau puis, disparaissent.
C’est à mon tour maintenant. Si je veux pouvoir t’arracher quelques minutes en tête à tête avant ta mort. Elle. Qui n’a pas de sens. Tu as reçu le diagnostique il y a six mois : cancer du poumon. Et aujourd’hui tu meurs.
Dans le hall, je m’arrête pour mettre du gel désinfectant sur mes mains. Ça pue. Le réflexe d’obéissance ne m’a jamais quittée, même si j’ai renié depuis longtemps l’histoire de la chèvre de monsieur Séguin. Je demande ton numéro de chambre au gardien.
B-4311. Ton nom. Département de fin de vie. Ne peuvent tenir ensemble dans la même phrase. Je refuse.
Dans le corridor, mes talons résonnent. J’ai essayé d’être parfaite pour toi. Ta robe préférée. Rouge, en portefeuille, avec des fleurs du Venezuela. Mon parfum. Mes yeux soulignés de noir. Mes sous-vêtements de dentelles. Le modèle que tu adorais. Noirs, à la garçonne. Je sais que tu ne les verras plus jamais. Mais moi je saurai qu’ils sont là et ça me donne l’illusion que tu pourras mieux les imaginer. C’est n’importe quoi! Tu t’en fou en fait. Tu va mourir. Tu es seul. Tu as peur. Je m’en vais voir l’homme que j’aime depuis plus de quinze ans. Il est seul et il a peur. Moi comme une conne, je pense à mes petites culottes. Je me fais diversion. Parce que l’idée de ta mort n’entre pas en moi. Je la rejette comme si on tentait de me greffer un cadavre de rat à la place du cœur.
Puis, il est devant moi. Le département de fin de vie. Je m’arrête et regarde la porte. Des maudits murs blancs d’un bord comme de l’autre! Un maudit prélart gris avec des petites taches noires et beiges! Toi qui es si beau, toi dont l’âme elle-même est une poésie, comment pouvons-nous te laisser mourir là? C’est à croire que les hôpitaux sont conçus exprès pour rendre la mort laide. Je profite du passage d’un infirmier pour me faufiler par la porte ouverte. S’il avait fallu que je l’ouvre moi-même, je n’y serais jamais arrivée. Je l’aurais fixée pendant des heures, espérant comme dans la voiture, que les minutes s’arrêtent que l’écoulement du temps cesse d’exister et ta mort avec.
Je cherche le numéro de ta chambre. B-4305. B-4307. B-4309… B-4311. C’est ouvert. Avec une appréhension trop familière je regarde à l’intérieur. La même sensation d’impossible. Toujours. Un être aimé ne peut pas être dans cet endroit. Que des inconnus. Des gens qui n’ont pas d’importance, qui ne sont que des décors. La mort, ça n’existe pas vraiment. C’est une farce. Trop absurde. Sur le lit une couverture verte camoufle à demi un homme tourné vers la fenêtre. Un acteur. Un mannequin. Je ne vois pas son visage. Tant que je ne le vois pas, cet homme peut ne pas être toi. J’entre et le bruit de mes bottes le fait remuer. Il se retourne sans brusquer son corps pris par la douleur. Bientôt, il sera trop tard pour le déni. C’est homme sera toi et tu seras mourant. En me voyant, tes traits changent. Comme un bonheur mélangé de regret, de pudeur même. De quelle façon agissent des anciens amants dans ces moments là? Je me souviens de cette journée où j’avais aperçu pour la première fois des cheveux gris sur tes tempes. J’avais eu envie de tuer la mort, cette chienne, qui grugeait ta présence sur terre. Si elle s’était tenue devant moi je l’aurais griffée, mordue, frappée. Aujourd’hui, ton visage en entier est gris et je n’ai même plus la force de me révolter. Le hurlement est dans ma poitrine, mais je ne peux que me résigner et me taire.
Je m’approche et prends ta main. Tu me la cède. Me l’abandonne. L’huile est encore là, sur ta paume et tes doigts, qui rend floue la limite entre nos corps.
- Je suis content de te voir.
- Moi aussi.
Mon pouce se promène sur tes jointures. Nous nous taisons. Respirons cet instant. Pas besoin de parler. Je te demande si je peux t’embrasser. Tu me souris. Tu serres ma main un peu plus fort. Je me penche sur toi, caresse ta joue puis tes cheveux. Fins. Légers. Mon visage à une infime distance du tien. Nos yeux mélangés. Je te vois. Puis tes lèvres et, derrière le goût de la maladie, toi. Que je trouve enfin dans ta langue et ton souffle. Ta vie est là, toute entière dans ma bouche. Je voudrais l’emprisonner, comme ton orgasme jadis. Avant de me reculer, je sanglote malgré moi, le son de la douleur éperdue que je n’ai pu retenir. Presqu’un bruit de bête. Je suis secouée par les pleurs que je retiens. Ils sont dans ma gorge comme autant de vomissements que je ravale. Tu as assez de ta mort, je ne vais pas t’imposer ma misère. Je reste auprès de toi. Longtemps.
- Caroline va revenir avec les enfants.
Oui, c’est vrai. Je suis l’illégitime. Celle qui n’a pas le droit de t’accompagner dans ta mort. Je ne te verrai pas disparaître. Il faut que je parte, que je laisse ça à ceux qui y ont droit. J’avale ma salive plusieurs fois avant d’arriver à dire :
- Je t’aime
J’essaie de dégager ma main, mais tu la retiens jusqu’à ce que je te regarde.
- Je t’aime Mélanie
En sortant de l’hôpital, je vais stationner ma voiture au parc Beauséjour. Je remets mon manteau rouge parce que cette soirée de mai est un peu humide. Je marche jusqu’à un banc qui fait face à la rivière et au soleil couchant. Je m’y installe et soudain tu es juste là, à côté de moi. Je te fais signe de t’allonger et t’invite à déposer ta tête sur mes genoux. Je place une couverture sur ton corps. Tu fermes les yeux. Tu souris. Je mets ma main sur ton cœur que je sens battre contre ma paume. Et c’est là, dans la nature et l’air frais du printemps devant le ciel embrasé par le soleil et l’eau calme de la rivière, ta tête sur mes genoux et mon autre main dans tes cheveux que moi, je décide de te faire mourir.