L’histoire d’aujourd’hui est tirée d’un fait réel. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ne peut donc vraisemblablement pas être fortuite.
C’est un souvenir douloureux. Parfois, il m’arrive encore de me réveiller brusquement au milieu de la nuit, baignant dans ma transpiration, parce qu’il fait un peu trop chaud… Souvenir douloureux mais que je vais malgré tout partager : mon cas personnel importe peu, le monde a le droit de savoir. Enfin à défaut de monde les trois ou quatre lecteurs réguliers de ce blog feront bien l’affaire.
C’est arrivé un mardi. Je m’en souviens comme si c’était hier, sauf que ce n’était pas hier, puisque hier nous n’étions pas un mardi.
Dans la carrière d’un enseignant, il y a plusieurs étapes déterminantes : par exemple ma première classe et mes premiers élèves restent quelque chose de particulièrement mémorable. Ma première inspection aussi.
Car c’est bien de cela dont il s’agit aujourd’hui : ce moment terrible et angoissant que constitue une inspection. Pour les profanes, sachez que l’Inspecteur est notre supérieur hiérarchique. Sauf école particulière ou situation exceptionnelle, il ne nous adresse la parole qu’une fois tous les quatre ans, ou cinq, ou six… Ce moment où l’institution daigne s’adresser au petit personnel dure environ 1h30 : temps durant lequel l’Inspecteur observe l’enseignant en classe puis s’entretient avec lui sans les élèves. Il résulte de tout ça une note, note qui conditionne la rapidité de notre avancement (et c’est à peu près tout). Ensuite, ben c’est reparti pour quatre ans minimum d’attente/de tranquillité (rayer la mention inutile).
Bref, une inspection ça n’arrive pas souvent et ça a peu de conséquences. Ça n’en reste pas moins stressant. En général on range sa classe à fond la veille, on refait les affichages récalcitrants, on vérifie qu’aucun problème matériel ne viendra perturber le bon déroulement de la journée.
Ce fastidieux intermède explicatif effectué, il m’est maintenant possible de vous narrer ma première inspection : moment épique, oh oui, moment épique...
Mardi matin. Petite école de campagne.
Inspecteur – 15 min. Incident – 30 min.
Récréation. La pression monte. Planqué dans un coin reculé, je révise. Poser une division : OK. Voix calme et posée : OK. Convictions pédagogiques : OK. Blagues : OK. Connaissances des programmes : je connais même par coeur la bio du ministre de l’Éducation Nationale.
Neutralisation d’un ou deux élèves potentiellement dangereux par un subtil mélange de menaces et de promesses d’une récompense future : OK.
Vérification de l’état du petit dur de la classe (appelons-le Kevin)…
… … … … …
Ben merde, il est où ce con ? Oh purée… Faut que je me ressaisisse. Je respire un bon coup. Voilà, ça y est, maintenant je peux paniquer ! Haaaaaaaaaaaa !
Inspecteur – 1 min. Incident – 16 min.
Début des emmerdes : ben, maintenant !
Cellule de crise installée. À ma droite : une élève me dit que Kevin fait encore une crise de nerfs. À ma gauche, un élève ajoute que Kevin est en train de se barrer de l’école. Devant moi, ma collègue qui m’explique que l’Inspecteur arrive. Haha.
Inspecteur : c’est now ! Incident : - 15 min.
Poser une division : OK. Voix calme et posée : on verra ça plus tard. Convictions pédagogiques : OK. Blagues : OK. Connaissances des programmes : mouais pas le temps pour ces conneries…
Organisons-nous : ma collègue accueille le grand patron tout en gérant nos deux classes. Je m’élance à la poursuite de mon champion en m’efforçant de garder en tête que je n’aurai pas le droit de l’étriper une fois rejoint. Le bougre est déjà à la grille ! Je passe en mode Michael Dudikoff version ninja : petits pas chassés, roulade avant, double saut périlleux… Ma proie ne peut m’échapper, je fonds sur elle tel un asthmatique en crise sur sa ventoline.
Kevin est en larmes et moi pas loin, il ne semble pas vouloir obtempérer, après un tir de sommation je suis donc contraint de le plaquer au sol. Le bougre se débat en hurlant, et l’espace de quelques secondes quelque chose d’intense se passe entre le professeur et son élève : genre complicité incroyable, mais sans la complicité. En plus c’est chouette parce que je me souviens que je ne dois pas le tuer.
Inspecteur : en attente ! Incident : - 8 min.
Poser une division : OK. Voix calme et posée : parfaitement, un peu comme durant ma puberté. Convictions pédagogiques : OK. Blagues : on va peut-être laisser ça de côté pour le moment. Connaissances des programmes : pourquoi faire ?
Kevin finit par obtempérer, bien aidé par sa faculté à parcourir la distance grille-classe sans que ses pieds ne touchent le sol ! Entrée triomphale : la foule pas en délire ne nous acclame pas, pas plus que l’Inspecteur. Mes élèves sont silencieux, en attente. Je force Kevin à avancer en le maintenant fermement par la main. Il pleure à chaudes larmes, sa morve coule à grandes eaux… C’est le bon moment pour saluer mon supérieur d’une poignée de main franche et virile. Kevin s’assoit. Je suis désormais dans les meilleures conditions pour prouver mon savoir-faire professionnel : ok, open your eyes and enjoy !
Inspecteur : en observation! Incident : - 3 min.
Poser une division : OK. Voix calme et posée : ça revient gentiment. Convictions pédagogiques : à fond ! Blagues : j'ai bien envie de tenter une spéciale Jean Roucas. Connaissances des programmes : nan, vraiment, ça ne revient pas…
Occultant les sanglots de Kevin, je me consacre au reste de ma classe qui dieu merci a décidé de se sortir les doigts afin de démontrer que nous, dans cette classe, on n’est pas des guignols niveau apprentissage.
Autant vous le dire, après un début compliqué, je sens à ce moment précis que je reprends la main et que ça va bien le faire !
Autant vous le dire tout de suite, ça ne va pas le faire du tout ! Car en bons lecteurs attentifs, vous n’êtes pas sans avoir remarqué ce petit compte-à-rebours aussi discret que mystérieux, sobrement intitulé par moi-même « Incident ». Ben on y est, c’est maintenant. Le début de la fin.
Seulement, auparavant et comme souvent, je suis obligé de faire un petit aparté… L’Inspection, c’est le mardi si vous vous rappelez bien. Hors, le lundi, nous allons à la piscine. Je vous dis ça parce que malgré des années de réflexion infructueuse sur ce qui a bien pu se passer ce jour-là, je reste persuadé que ça a un lien avec la piscine… Donc gardez ça en tête. Je vous rappelle aussi que j’ai rangé ma classe la veille.
Au moment de l’incident, j’évolue avec adresse entre les rangs, transférant adroitement mon savoir à des élèves concentrés et désireux d’apprendre. Évitant avec grâce les cartables et autres trousses qui pourraient me faire trébucher et donc m’affaler comme une merde, je dispense mon enseignement avec discernement. Tout en zieutant vers le sol, rapport aux cartables et autres obstacles incongrus. Et c’est là que je la vois : celle dont on ne doit pas prononcer le nom, le chaos rampant que même Lovecraft il n'y avait pas pensé, l’abomination ultime qui me fait perdre immédiatement l’intégralité de ma santé mentale.
Nom de Zeus! Sur le sol. Là. Devant moi. Au milieu de la classe…
…
…
…
Une petite culotte…
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…
…
Inspecteur : qui ça ? Incident : quoi ça ?
Poser une division. Voix calme et posée. Convictions pédagogiques. Blagues. Connaissances des programmes.
De la suite des événements je n’ai qu’un vague souvenir… Je me souviens avoir brièvement demandé qui était l’heureuse détentrice de ce magnifique objet… je me souviens avoir vécu un grand moment de solitude lorsque, la culotte à la main, personne dans la classe n’a daigné me répondre… Je me souviens avoir prestement balancé cet objet maléfique dans un coin de la classe avant de reprendre ma séance comme si de rien n’était. Pourtant, après l’Incident, rien ne fut plus jamais pareil…
Je ne saurai jamais si l’Inspecteur a vu ce qui s’était passé. Il ne m’en a pas touché un mot.
Pire encore, je ne saurai jamais d’où cette foutue culotte a bien pu sortir, ni à qui elle appartenait… Toute ma vie il me faudra vivre avec cette énigme à l’esprit. Toute ma vie. On n’a pas un métier facile…