Magazine Journal intime

Tu t’es appuyé contre un arbre

Publié le 25 mars 2011 par Sexinthecountry2

Je te suivais dans le sentier. La neige était sèche. Nos raquettes s’enfonçaient. L’exercice était exigeant. Surtout pour toi, qui tapais la piste. Tu veux toujours me précéder. Tu as l’air de croire que je suis trop fragile pour ouvrir la voie. Tu as peut-être raison. Avec ta hache, tu coupais les petites branches qui avaient poussées depuis l’an passé et qui encombraient le chemin. J’aime ce bruit. Il est net et cassant. Il contraste avec le silence épais de l’hiver. Nous étions partis trop tard de chez moi. Personne n’était venu là avant nous. Notre progression était ralentie. Parce qu’il fallait faire la première trace. Parcourir la boucle au complet allait nous prendre au moins une heure. François n’était pas à la maison. Si la noirceur tombait pendant que nous étions dans le bois, il ne serait pas là pour appuyer sur le klaxon de la voiture et nous faire entendre le chemin du retour. Avec le manche de ta hache, tu as pointé des pistes d’animal.

-   Tu vois tu Phanie, ça c’t’un pékan. Y marche les pattes en diagonale.

-   Han?

Le bruit de mon capuchon raidi m’avait empêché de t’entendre. Tu t’es retourné. Tu souriais. Tes yeux se fermaient sous l’effet du froid. Ta barbe grisonnante était pleine de petits glaçons. Tu avais les joues toutes rouges. J’ai trouvé que cet endroit te rendait beau.

-   ÇA C’T’UN PÉ-KAN!

-   Aaah!

J’ai regardé en essayant de bien mémoriser. Si j’arrivais à me rappeler la prochaine fois, je pourrais te le dire et tu serais content.

Tu as repris ta marche. Il y avait du silence dans la forêt. Quand il fait trop froid, ça fait taire les bêtes. Même les petites mésanges ne chantent pas. Mais, aux humains, la proximité des arbres donne de la chaleur. L’impression d’être protégés. S’il n’y avait pas la forêt, l’hiver ne serait qu’une menace de mort, une épée de Damoclès suspendue au dessus de nos têtes pendant cinq ou six mois. Tu t’es arrêté de nouveau.

-   Vois-tu un ruban Phanie?

Angoissée, j’ai observé tout autour. Je voulais trouver avant toi. Pour te montrer que j’ai un bon sens de l’observation. Pour que tu m’estimes. C’est important pour moi que tu saches que je ne suis pas qu’une rêveuse malhabile. Que j’arrive à composer avec la réalité, parfois. Et soudain cette petite lumière orange. Mon intention s’est empêtrée dans ma gorge trop lente. J’ai presque hurlé.

-   LÀ!

-   Ah ben oui.

Tu t’es dirigé vers ce morceau de couleur synthétique qui criait au milieu du blanc. J’ai regardé ton dos. Large. Recourbé. Quand tu retournais la tête pour t’intéresser à une piste ou pour couper une branche, j’apercevais la palette de ta casquette sous ton capuchon. Ta façon de te vêtir ne jurait pas avec la nature. Tu uses tes habits si longtemps qu’ils ont l’air de faire partie de toi. Ils deviennent presque organiques. Te suivre était réconfortant. Tu étais mon père et tu existais. Ta vie donnait du sens à la mienne. Tu traçais la voie et je suivais. Pas de maladresse dans mes gestes. Dans ces bois avec toi, ma présence résonnait.

Un rayon de soleil a attrapé mon visage. Je me suis immobilisée. Les yeux fermés, je l’ai laissé parcourir mes joues. Mon souffle faisait des arcs-en-ciel. En voyant ma vie s’échapper de moi dans l’air, j’ai presque cru en Dieu. Je n’entendais plus le son de tes pas dans la neige. Je me suis retournée et je t’ai vu. Appuyé contre un arbre, tu reprenais ton souffle. Ton corps oblique. Ça m’a fait mal. Depuis quand avais-tu besoin de te reposer? Je n’arrivais pas à composer avec la fragilité de ta vie. Mon père se reposait et je croyais déjà à une crise cardiaque. Nos randonnées en raquette ont toujours été parsemées de petits arrêts. Pour parler de choses simples. Observer cette piste ou ce pic bois. Mais cette fois, la suspension de notre progression n’avait pas de raison extérieure à toi. Il te fallait une pause. Tu es resté longtemps là, silencieux, puis :

-   Phanie, j’ai fait l’amour avec une autre femme que ta mère.

-   …

Il n’y avait rien à dire. J’aurais pu être choquée. J’aurais pu vouloir te réprimander. Mais je te comprenais. J’avais déjà fait pareil et tu le savais.

-   Vas-tu le dire à maman?

-   Je sais pas.

Tu as relevé la tête pour regarder devant toi.

-   Criss pour moé la noirceur va pogner avant qu’on arrive.

Tu es reparti.

Vingt minutes avant la fin du trajet, nous nous sommes arrêtés. Il faisait noir désormais. Nous n’arrivions pas à distinguer les rubans. La lumière n’était plus là pour souligner les contrastes et chaque écorce de boulot pendante était un faux signal. Nous avons cherché un bout de temps. J’ai essayé de te guider. J’aurais dû connaître ce sentier mieux que toi, je le parcours plusieurs fois par hiver. Mais je ne suis pas arrivée à te montrer le chemin. Chaque fois que je croyais retrouver un repère, il nous menait dans une fausse piste. Dans l’obscurité, la forêt n’était plus qu’un décor silencieux. Rien ne nous faisait signe. Sans la lumière, la vie est bâillonnée par l’hiver.

-   On n’est pas loin du chemin, on va couper direct à travers le bois.

Je n’ai jamais eu peur avec toi dans la nature. Mais quelque chose était cassé. Tu étais devenu vulnérable. Je doutais. Je t’ai suivi malgré tout. J’entendais le rythme lourd de tes raquettes. Je distinguais à peine ta silhouette qui se balançait devant moi. Je craignais les coyotes. Je sais qu’ils ont plus peur de nous que nous d’eux, mais c’était ce qui m’inquiétait le plus. Je craignais la peur elle-même.

-   Ah v’la le ch’min!

J’ai vu ton ombre disparaître d’un coup parce que tu venais de sauter en bas de l’ourlet. Puis le son de tes pas est devenu claquant. La surface glacée de la route heurtait la babiche durcie par le froid. Quelques pas et j’ai aperçu à mon tour la clarté bleuté du ciel de lune. Les champs, de l’autre côté du chemin, et la rangé sombre des cormiers qui les séparaient. Nous n’étions pas loin de chez moi. Je voyais ma maison blanche et rouge à cinq cent mètres vers l’est. J’avais oublié les lumières de la salle à manger ouvertes. J’avais peur que tu me le fasses remarquer. Je trouvais ça beau. Les petits carrés jaunes qui diffusaient leur lumière. Le sourire de ma maison qui défiait la nuit d’hiver.

Tu m’attendais sans te presser. Chacune de tes respirations était accompagnée d’un grondement comblé. Ça voulait dire que nous étions arrivés à bon port. Que la traversée avait été satisfaisante. Que tu étais heureux.

-   As-tu eu peur qu’on se parde?

Ta voix était un peu plus aiguë que d’habitude. C’était le signe que tu te moquais de moi pour rigoler. Tu avais bien senti que je perdais confiance. J’ai grondé dans mon foulard :

-   Ne non.

-   Ha!

Tu as éclaté de rire. Cette exclamation de surprise que je connais si bien. Celle qui veut dire que tu n’en reviens pas. J’avais vraiment eu peur et tu le réalisais. On aurait dit que ça te mettait mal à l’aise. Comme si tu sentais que quelque chose clochait. Tu avais raison, ça n’étais pas normal que j’ai eu peur en ta présence.

Tu as enlevé tes gants. Tu t’es mouché en appuyant la jointure repliée de ton index sur chacune de tes narines. Puis, tu les as remis. Tu es reparti vers la maison. Moi, je suis restée immobile derrière. Les derniers mètres parcourus plus vite m’avaient coupé le souffle et je tentais de retrouver un rythme normal. L’air froid faisait mal en entrant dans mes poumons.

J’ai pensé à maman. Je me suis demandé quel âge avait cette autre femme. J’espérais qu’elle n’était pas trop jeune, pas trop jolie. La beauté plastique ne comptait pas parmi les premiers critères qui t’attiraient chez une femme. Alors, qu’avait-elle de si singulier pour te convaincre de te détourner de trente-cinq ans d’engagement? Une manière de rire peut-être, une lumière dans l’œil ou un pli dans le creux de l’aine sur lequel tu ne te lassais pas de passer ton pouce.

Tu étais amoureux, ça ne faisait pas de doute. Je te ressemble là-dessus. Par-dessus le désir, c’est l’attirance du cœur qui nous convainc de commettre l’irréparable. Sinon, ça n’aurait pas de sens. J’imaginais comment elle avait dû t’embrasser et te caresser. Je me demandais de quoi elle avait l’air, nue. Elle devait avoir un corps plein. C’était tordu de penser à tout ça, mais je n’y pouvais rien. Les images arrivaient d’elles-mêmes et je ne pouvais pas m’empêcher de les contempler. Elles me fascinaient. J’essayais de repasser dans ma tête toutes tes connaissances féminines. Aucune n’était digne de l’idée que je me faisais de tes fantasmes. Ce devait être une inconnue. Je me demandais quand c’était arrivé et si ça s’était reproduit. Tu ne m’avais pas donné de précisions. Je ne t’en avais pas demandé.

Tu aimais encore maman. Ça aussi j’en étais certaine. Il ne fallait pas qu’elle le sache. Jamais.

-   PHANIE, cé qu’tu fais?

Ta voix impatiente m’est parvenue de loin. Tu étais entré dans le parking de la maison. Planté devant la porte, tu m’attendais. J’avais les clefs.

-   Oh! Scuse moi!

Je me suis mise à courir avec mes raquettes. J’étais maladroite, mais ça avançait tout de même plus vite qu’en marchant. Je ne voulais pas te faire attendre. J’ai failli m’enfarger plusieurs fois jusqu’à ce que tu t’exclames :

-   Phanie, criss, calme-toé, tu vas t’estropier!

J’ai ralenti le pas, mais j’essayais d’aller vite tout de même. Je t’ai ouvert tout de suite en arrivant à ta hauteur. Tes raquettes étaient déjà enlevées. Tu es entré pour aller aux toilettes. En refermant la porte derrière toi, tu as fait trembler les murs. Mais je savais que ça n’était pas de la colère. Tu fais tout avec vigueur. Tu es un homme fort. Je me suis agenouillée pour défaire les attaches de mes propres raquettes. Quand je me suis relevée pour entrer à mon tour, je n’ai même pas eu le temps de poser la main sur la poignée de la porte que tu étais déjà dehors.

-   Bon ben salut ma fille, à prochaine!

-   Tu veux pas entrer prendre une bière avant de partir?

-   Ne non, ta mère m’attend pour souper. Une autre fois!

-   Ok. Bonne soirée p’pa! Merci pour la ride!

-   Bonne soirée ma fille! Ça m’a fait plaisir!

Je suis entrée dans la maison. J’ai jeté mes mitaines par terre. J’ai délacé mes bottes. J’ai installé mes culottons et mon manteau sur la rampe d’escalier et j’ai allumé le foyer.

En conduisant vers chez vous, je repense à ce que tu m’as dit hier. Maman m’a invitée à dîner. J’essaie de me composer un visage détendu. Le visage que j’aurais si je ne savais pas. Je me demande si tu avais le droit de me faire porter ton secret. J’ai l’impression que tu m’as mise sur le dos, la moitié de ta charge. Je stationne ma vieille voiture à côté du beau coupé sport flambant neuf de maman. Ta chienne attend en sillant que je sorte. Dès que je descends, elle se plaint de plus belle. Je dépose une main sur sa tête.

-   Hi qu’t’es chialeuse!

Dans la maison, je devine le dîner à l’odeur. Des vols au vent au saumon, sauce aux œufs. Je sens la salive remonter derrière ma langue. J’aime les vols au vent au saumon, sauce aux œufs de maman. Elle est en train de mettre la table. Elle relève la tête pour me regarder et me sourire.

-   Salut ma tite pitoune!

Pommettes retroussées, yeux brillants. Elle va garder son air de gamine jusqu’à sa mort. Je t’entends me crier du salon.

-   Salut ma fille!

-   Salut p’pa!

Je me déchausse dans l’entrée. J’accroche mon manteau sur la patère surchargée. Je monte les marches vers la cuisine. Corn Flakes, l’un des chats de maman, se jette sur le dos devant moi. Je lui gratte le bedon. Il ronronne en louchant. Je me relève, fini de monter l’escalier et embrasse maman qui est en train de déposer nos assiettes sur la table.

-   C’est prêt!

Tu te lèves en grondant. Tu marches un peu courbé. Tu as mal au dos.

-   Qu’est-ce t’as là P’pa!

Maman répond pour toi.

-   Il s’est fait ça en forçant sur une bûche trop grosse! Ton père se prend pour Monsieur Univers.

Elle fait des blagues, mais elle n’est pas contente. Ça l’inquiète beaucoup qu’à presque soixante ans tu te pousses à bout comme si tu en avais vingt. À table, je vous raconte les derniers détails palpitants de ma vie. J’ai vu une belette dans la maison. J’ai fait un cent quatre-vingt en voiture en poursuivant mon chien et j’ai atterris dans le banc de neige. Elle s’enfuit sans arrêt. J’ai commencé mes semis, je vais avoir trop de tomates comme d’habitude. À un moment vous vous obstinez un peu. Tu sembles pousser maman pour qu’elle aille faire une commission pour toi. Ça ne lui tente pas. Rien de grave, la routine. Elle ne sait rien.

Après dîner, tu t’installes sur ton lazy boy pour faire ta sieste habituelle. Je suis maman dans le bureau parce qu’elle veut me montrer un montage power point sur l’espoir avec des belles photos de l’Alaska que son beau-frère lui a envoyé par courriel. Maman a toujours rêvé d’aller en Alaska. Après avoir regardé le montage, je retourne à la cuisine pour aller chercher mon I-Pod dans ma bourse.

En jetant un coup d’œil au salon, je m’arrête saisie. Tu es étendu sur le dos. Tu dors. Tu as les genoux un peu pliés et écartés. Tes pieds chaussés de tes bottes de travail brunes sont ouverts vers l’extérieur. Ton cure-dent tombe sur le bord de tes lèvres. Ta main droite, presque aussi large que longue, bouge, agitée par de petits réflexes de rêveur. Ton torse se soulève. À côté de toi, le poisson rouge obèse de maman s’énerve dans le gravier gris et orange qu’il y a au fond de son aquarium. Maman a mis de la musique et c’est Famous blue Raincoat de Leonard Cohen qui emplit le salon. Les chats de maman dorment autour de toi. Corn Flakes le roux sur le divan. Cosette la tigrée sur le bras de ton fauteuil. Ti-Foin le noir sur le tapis à tes pieds.

Je te regarde dormir. Je me souviens qu’hier, il a fallu que tu te reposes en t’appuyant contre un arbre.



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