Ne pas trop dire
Parmi les défauts liés à l'apprentissage du dessin, j'ai remarqué une tendance à ne pas s'avoir s'arrêter à temps. Dans un atelier, chez pas mal de personnes on peut observer un état de spontanéité dans le trait, les gestes, l'implantation des couleurs à un moment donné et 10 minutes plus tard cette fraîcheur a été recouverte, a disparu sous trop de retouches. L'état d'équilibre a été dépassé, le dessinateur n'a pas su s'arrêter à temps.
Il faut de l'attention et de l'habitude pour reconnaître cet instant où le dessin se suffit, a trouvé son point d'orgue. Il faut rater beaucoup, et surtout prendre conscience de cet avant/après pour apprendre à cesser son activité au bon moment. Car on a souvent tendance à croire qu'il n'y en a pas assez, qu'il faut retoucher, ajouter (des détails, des effets, du "travail").
Comme un sculpteur, le dessinateur doit ôter plus peut-être que d'ajouter. Mais là où un sculpteur doit déduire de la matière d'un bloc pré-existant (en sachant s'arrêter aussi avant d'ôter trop), le dessinateur doit ajouter avec mesure au vide du papier (le blanc du papier étant sa matière première). Mais ajouter sans trop ôter au vide. Trouver le point d'équilibre. Car le vide n'est pas un espace à remplir systématiquement et à ne pas saturer de signes. Idem pour le trait et la ligne. Pour être lisibles, chaque intention doit être visible dans le résultat final, autrement il y a des surcharges.
D'où la vertu de l'inachevé, qui implique aussi le spectateur a continué une partie du dessin. Si tout est dit, on limite cette marge de liberté, d'activité, laissée à l'imaginaire du lecteur de l'image. L'hyperréalisme étant plutôt du côté de la justesse photographique (quoique celle-ci puisse aussi choisir de montrer peu, voir le travail du flou chez Bernard Plossu), le dessin n'a pas l'obligation de l'exhaustivité. C'est juste une possibilité.
A mon sens, il y a des moments où la précision est justifiée et d'autres où on peut flirter avec l'abstraction (je pense ici surtout à l'exercice du dessin associé à une trame narrrative et séquencée). Mais on peut dans un même dessin avoir ces deux approches : créer des zônes de précisions et d'imprécisions, d'achevé et d'inachevé, de lisible et d'illisible, de net et de flou. Roland barthes, en abordant la photographie justement, parlait du punctum (point, trou, piqûre). Cette zône, ce détail dans une image qui peut accrocher l'oeil et parfois renversé son sens premier et apparent. Le dessin aussi peut jouer de ce genre de point d'accroche, de focalisation en amenant l'oeil à lire certaines zônes plutôt que d'autres. C'est ce que fait à merveille Egon Schiele dans ces dessins réalisés en prison notamment (voir ci-dessous).
"L'orange était la seule lumière", extrait de la série de dessins réalisés en prison, Egon Schiele.
Je conseille donc à mes étudiants d'aller à l'économie et surtout à reconnaître cet instant du "ça suffit". De ne pas avoir une approche figée et systématique du dessiner, mais une approche fluctuante, plurielle. Car on peut dessiner toute une vie mais celui qui dessine n'est jamais le même, et ce qui nous entoure change. Pourquoi rester dans une posture figée?
Autre aspect, au début on est souvent attiré par la démonstration de force (tendance plutôt masculine du vouloir bien dessiner, avec moults détails et effets). Il faut apprendre à contrôler cet élan. La sobriété et la simplicité sont souvent la meilleure solution. Ce qu'on ajoute de trop, on l'enlève à l'émotion. Et ce qu'on enlève à notre envie de tout dire, on l'ajoute à la place laissée à l'autre et à son imaginaire. On dit plus par ce qu'on ne dit pas (hors-champ) que par ce qu'on veut dire, qu'on croit dire.
Il suffit souvent de peu de choses pour véhiculer du sens et une émotion. Et c'est la leçon de la tête de taureau de Picasso (réalisée à l'aide d'une simple selle de vélo et d'un guidon).
Tête de taureau, Picasso, 1942.