Au pain et à l'eau

Notes de l'isba (5)

CE BOUT DE PAIN. – Dans la pénombre veloutée, mon corps se penche sur la vitrine qui s’éclaire alors et révèle ce morceau de pain sec posé sur un mouchoir blanc, et mon âme s’incline à son tour en pensant aux millions d’humiliés et d’offensés que rappelle cette relique d’un camp de prisonniers semblable à tous les camps du terrible XXe siècle et de ce XXIe siècle déjà lourd à 11 ans de tout ce poids qui ne cesse de peser partout.

Cette vitrine magiquement éclairée se trouve dans la salle d’exposition souterraine de la Fondation Martin Bodmer, à Genève, au milieu du quartier très huppé de Cologny ; ce bout de pain a échoué sur la grève des milliardaires de ce pays comptant au nombre des plus nantis, et je pourrais en concevoir une pensée grinçante – penser par exemple que cette exposition aurait dû être présentée en priorité aux jeunes Russes, comme l’a sans doute espéré Natalia Soljentitsyne -, et puis non : je me dis que tout est bien.

J'écris ces mots dans une espèce de baraque décatie, au bord du ciel mais d’aspect tout semblable à celles de Buchenwald ou du Goulag, je ne suis qu’un doux rêveur à la Illia Illitch Oblomov et n’ai jamais souffert en ma vie de privilégié que de sentiments sentimentaux, cependant je recueille ce vestige de lumière éternelle que représente à mes yeux ce bout de pain de rien du tout - et de tout ça  je remercie Dieu qui n’existe pas sauf à l’instant d’être reconnu dans ce morceau de pain sec dont l’image sera mon icône de ce matin, mon mandala et mon tapis de prière...

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SUR LE KITSCH. – À quoi tient la nature du kitsch ? Ce qui est sûr, c’est que la nature n’est jamais kitsch. La nature n’en rajoute jamais, pourrait-on dire, la nature est en somme classique, la nature ne fait jamais de faute de goût. Tandis que le kitsch ne fait jamais qu’en rajouter et dans tous les sens, contre la nature et contre la culture aussi. On voit cela très bien dans les époques où toute mesure commune se délite, se défait ou flotte. On a vu cela quand la poésie bourgeoise, ou bohème, a voulu plaire au peuple de la terre en installant la beauté sur un tracteur. Cela a donné le réalisme socialiste qui est un aspect du kitsch dont on  observe les tenants et les aboutissants dans la foulée du poète protagoniste de La Vie est ailleurs de Milan Kundera, passant du surréalisme au lyrisme stalinien, et maintenant on le voit dans les resucées de la mode dite vintage ou pire : dans l’imagerie kitschissime de la molle mouvance New Age dont un Paulo Coelho est l’un des sourciers les plus frelatés.

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MESURE. – La lecture de Gustave Thibon me fait du bien, comme le pain ou l’eau claire. Pas besoin de plus, ou s’il y a plus, car il y a forcément plus et d’un peut tout, je me connais, la base de cette présence paisible et lucide, sensible, aimante, me reste un port d’attache depuis ma vingtaine lointaine, et qu’on le dise réac ou catho souverainiste m’est bien égal à moi le huguenot de moins en moins croyant mais de plus en plus chrétien au sens évangélique paléo d’avant Rome et les sectes, estimant que Thibon Gustave le philosophe paysan n’est pas plus de droite ou de gauche que le pain et l’eau claire.

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MONSIEUR SENEQUE. – L’ayant rencontré à un âge déjà pas mal avancé, notre chère Katia, mère de ma bonne amie à qui je l’avais redcommandé en lui offrant ses Lettres sur l’amitié, avait fait de Sénèque son conseiller personnel dont elle me donnait volontiers des nouvelles après avoir « échangé » avec lui dans tel jardin public ou dans tel café et, souvent, sur le bateau d’Evian où elle allait respirer plus largement en douce France d’en face.

Celui qu’elle disait « ton Monsieur Sénèque » était, à ses yeux, un penseur réellement fréquentable, qui ne mettait pas de majuscules à ses pensées ni d’italiques à ses sentiments, un sage franc du collier, lucide et prudent, mais pas éteignoir pour autant, pour ainsi dire un type bien…    

Image: morceau de pain conservé par un prisonnier du goulag, emporté en Occident par Soljenitsyne quand il fut chassé d'URSS, en février 1974.