Monsieur Pipi est un ami de longue date. D'aussi loin que je me souvienne, il a toujours été présent dans ma vie. Je l'entrevoyais rapidement le matin, quelques fois dans la journée, juste avant le coucher et parfois au cours de la nuit. Il attendait toujours sagement que je l'évacue, se faisant, à l'occasion, plus pressant et insistant. Notre relation était somme toute assez bonne, sauf dans les rares occasions où il m'interrompait dans une activité quelconque: au moment crucial d'un bon suspense, dans les dernières minutes d'un examen important ou lors des longues promenades en voiture.
Monsieur Pipi et moi avons découvert de nombreux endroits farfelus ensemble. Outre la cuvette de toilettes variées et innombrables, notons le tapis mousseux d'une forêt, le coin sombre d'une ruelle déserte, les lacs, piscines et autres points d'eau publics (quand j'étais toute jeune, je précise), le bord d'un autoroute beaucoup trop achalandé à mon goût, un banc de neige tout à fait glacial et un pot de chambre (que j'ai moi-même vidé le lendemain matin).
Nos échanges ont toujours variés en intensité comme en durée, selon la quantité de liquide et/ou d'alcool ingéré, la température extérieure, l'achalandage et/ou l'intimité de l'endroit choisi, etc.
Depuis l'arrivée de Bébé fille, notre relation a subi d'énormes variations.
D'abord, Monsieur Pipi a été très flatté que je lui accorde soudain une si grande importance quand je me suis attelée à la tâche mémorable de viser le test de grossesse placé entre mes jambes. Monsieur Pipi sautillait de joie, tant et si bien qu'il m'a éclaboussé les doigts, s'est repris, a poursuivi sa course folle à 2 cm du bâtonnet avant de finalement se positionner au bon endroit. En voyant la petite ligne rose apparaître, Monsieur Pipi a eu le sentiment du devoir accompli. Il s'en est allé au gré de la chasse que j'ai tirée. C'est à partir de ce moment précis que Monsieur Pipi est devenu un acteur important dans ma vie.
Il avait la grosse tête quand je suis allée chez le médecin et qu'on m'a remis une dizaine de flacons à remplir précieusement avant chaque rendez-vous. Monsieur Pipi blaguait: bientôt les paparazzis le pourchasseraient, c'est sûr. Et il rigolait au fond de ma vessie d'être soudain si précieux. Le coquin s'est mis à me jouer des tours: pendant neuf mois, ma vessie et lui ont échafaudé des plans machiavéliques dans lesquels la pauvre victime que j'étais suppliait qu'on la laisse dormir ou écouter un film sans interruption. Plus le médecin répétait: «C'est bien parfait ce petit pipi» après avoir effectué les tests requis, plus Monsieur Pipi se donnait de l'importance et s'immisçait dans mes activités quotidiennes. J'en fût réduite à la triste constatation que Monsieur Pipi avait pris le contrôle de ma vie.
De grandes tensions ont secoué notre relation juste après l'accouchement de Bébé fille. En effet, les muscles du bas se sont ralliés à la cause de Monsieur Pipi qui allait et venait gaiement sans que j'eûsse le moindre contrôle. Désespérée, j'en ai glissé un mot à ma mère qui m'a réconforté en me disant que tout rentrerait bientôt dans l'ordre. «Le temps guérit tout», qu'elle m'a dit. J'ai pensé: «Même les régions ravagées?», mais j'ai gardé le silence.
Plus le temps passait, plus Monsieur Pipi prenait de place dans ma vie. J'en étais rendue à guetter ses apparitions dans la couche de Bébé fille, pour m'assurer qu'elle buvait assez. Ah! Ce sacré Monsieur Pipi! Ce qu'il a pu en remplir des couches (autant les miennes que celles de Bébé fille)! Il osait l'indécence jusqu'à s'étendre sauvagement sur la table à langer, dans la baignoire, sur le matelas de Bébé fille et même jusqu'aux pattes des petits pyjamas. Il prenait un malin plaisir à semer l'inquiétude chez moi pendant les épisodes de maladies infantiles, se faisant plus discret, voire même absent. À une certaine période de ma vie de nouvelle maman, j'en étais rendue à en faire mon sujet de conversation de prédilection. Quand l'amoureux me l'a tendrement fait remarquer («sérieusement Bizz, t'as rien fait aujourd'hui de plus palpitant qu'examiner les couches de Bébé fille?»), j'ai été frappée de plein fouet. Il fallait que ça cesse, ça devenait malsain comme relation.
Avec le temps, Monsieur Pipi réclamait de moins en moins mon attention. Notre relation avait presque retrouvé son cours normal. Jusqu'au jour fatidique où j'ai commis la grave erreur de lui accorder à nouveau mon attention. Ensemble, nous avons visé le second test de grossesse (et mes doigts par le fait même): positif. J'ai bien entendu Monsieur Pipi se taper sur les cuisses de fierté pendant que je tirais la chasse. Et moi, je me suis prise la tête à deux mains (après les avoir soigneusement lavées, évidemment), en songeant au complot horrible que ma vessie et Monsieur Pipi était sans doute déjà en train de me préparer.
À l'heure où j'écris ces lignes, il me reste encore trois mois de grossesse et j'en suis déjà à deux rencontres nocturnes avec mon ami de longue date. Sachant que Bébé fiston aura entre les jambes un engin propulseur plus puissant que sa soeur, je me prépare mentalement à des faces-à-faces surprenants avec Monsieur Pipi. De plus, j'en suis à guider lentement mais fermement Bébé fille vers la douce délivrance que représente la propreté (pour moi, à tout le moins) et cela réjouit grandement Monsieur Pipi. Imaginez la scène: moi, accroupie devant Bébé fille, la suppliant de faire un beau petit pipi d'amour pour maman, imitant à la perfection le doux son de l'urine qui coule au fond d'un petit pot (pssssssss), applaudissant comme une débile quand Monsieur Pipi ose se pointer le bout du nez hors de la vessie de ma tendre enfant pour se retrouver, nu comme un ver, dans le fin fond du fameux petit pot. Chaque fois, je vois le sourire triomphant de Monsieur Pipi qui me dévisage pendant que je le transvide dans la cuvette pour le faire disparaître. Et j'ai presque peur...