Tous les parents ont leurs petits secrets: des guilis-guilis de grands derrière une porte de chambre fermée, une cuillerée de beurre d'arachides pour acheter la paix et le silence, la fréquence des changements de couche qui varie selon l'humeur du moment, etc. Ces secrets-là, on les garde enfouis pour éviter les jugements des madames d'épicerie ou les comparaisons au parc, évidemment.
De tous les secrets anti-regard-qui-veut-tout-dire, il y en a un que l'on garde plus longtemps que les autres, parce qu'il nous vaut toujours de grandes exclamations presque horrifiées:
«Quoi?!? Ton bébé ne fait pas encore ses nuits?»
Seigneur, qu'y a-t-il de si épouvantable là-dedans?
Quand bébé est tout frais, tout neuf, il se réveille souvent la nuit, tout le monde le sait. Ça devient presque une fierté. Papa arrive au boulot, cerné jusqu'au genoux, mais ô combien fier de dresser l'épée du fidèle combattant qui survit (et travaille) malgré la faible quantité d'heures de sommeil. Maman gambade gaiement dans les allées de la pharmacie, le teint vert et les jambes flageollantes de fatigue, gonflée d'orgueil d'être capable de faire ses courses malgré les réveils nocturnes trop fréquents. Tout autour, on entend des exclamations d'admiration:
«Vous êtes bien courageuse de sortir ainsi malgré votre fatigue!»
« Je sais pas comment tu fais pour pas t'écraser sur le sol avec seulement 2 heures de sommeil à ton actif depuis les 4 derniers jours!»
«À part tes petits tremblements, on remarque à peine que tu es fatiguée!»
Puis, bébé grandit et on vous demande de plus en plus souvent s'il fait ses nuits. Ayant remarqué le regard un peu paniqué que l'on vous lance si vous osez répondre «Non, mais ça va venir», vous changez votre fusil d'épaule. Vous trichez donc un peu. Vous vous dites que bon, 4-5 heures de sommeil d'affilée, c'est un peu comme faire ses nuits, alors ça passe. Faut voir les sourires ravis des madames qui opinent du bonnet quand vous répondez, à la question qui tue, un «Bien évidemment, bébé fait ses nuits depuis 1 bon mois».
Bébé grandit encore. En plus de vous interroger sur la capacité de celui-ci à faire ou non ses nuits, deux autres questions fréquentes s'ajoutent:
«Est-ce qu'il s'endort seul?»
«À quelle heure il se couche le soir?»
Vous trouvez étrange qu'on accorde une si grande importance au sommeil de votre enfant, surtout de la part de purs inconnus croisés dans la rue à qui bébé est justement en train de faire les plus beaux sourires de la terre. Pourquoi ne pas plutôt vous demander quelle est sa personnalité, quelles sont ses petites manies, ses signes particuliers qui en font un être unique et que vous connaissez comme le fin fond de votre poche à force de vivre en tête à tête avec votre progéniture? Mais bon, puisque c'est votre premier, vous vous dites que ça doit sans doute être ainsi dans le merveilleux monde de la maternité: les questions insignifiantes l'emportent haut la main. Vous apprenez vite les réponses qu'il faut donner:
«Oui, il s'endort seul.»
«19h30 maximum, il tombe de fatigue».
Ce qui est faux, évidemment. Bébé s'endort encore dans vos bras, biberon en bouche, complètement exténué, vers 21h, parfois même 22h....et se réveille 1 à 2 fois dans la nuit. Au moins, bébé a la gentillesse de se réveiller entre 7h et 8h le matin, vous laissant un peu de répit.
Bébé a presque 2 ans maintenant. Il s'endort seul et à 19h30. Pour vrai. Non, ce n'est pas une roche que vous déposez dans son lit et qui dormira d'un sommeil imperturbable jusqu'au lendemain matin. Non, il ne fait pas encore ses nuits. Non, vous n'avez pas envie de tenter la méthode du 5-10-15 que vous trouvez passablement cruelle (pour bébé et pour votre coeur de maman). Non, vous n'êtes pas fatiguée. C'est devenu une habitude: bébé se réveille, vous atteignez sa chambre sur le radar, le rassurez, allez au petit coin puis retournez à votre lit sans avoir cessé de ronfler. Oui, vous mentez quand on vous demande si bébé dort bien, pour ne pas entendre les mille conseils qu'on vous prodiguera sans même l'avoir demandé. C'est votre petit secret.
Jusqu'à ce qu'un jour béni, pendant que vous jouez au parc avec bébé, une autre maman vient à votre rencontre. Vous discutez et tout de go, elle vous avoue que sa grande de presque 3 ans se réveille encore souvent la nuit. Pas toutes les nuits, s'empresse-t-elle d'ajouter, sans doute craignant une exclamation exagérément démesurée de votre part. Vous, vous souriez.
Enfin, quelqu'un qui vous comprend.