Tu rentres du travail, exténuée. Bébé n'avait pas envie de quitter la garderie et elle te le fait savoir bruyamment. Il te reste le souper à préparer et la vaisselle du déjeuner à faire parce que vous êtes tous partis très tôt ce matin. Pendant que tu t'affaires derrière ton comptoir et tes chaudrons pour préparer quelque chose de bon et équilibré, bébé se fait un plaisir d'éparpiller partout les casseroles. Et ses jouets. Et la boue sous ses bottes qu'elle a remis parce que ça court bien plus vite. Et les petits plats de plastique. Puis, elle réclame du fromage, des céréales, des tomates et du lait. À croire qu'elle est enceinte. Non, c'est juste un bébé qui a un bon appétit. Tu négocies l'entrée parce que t'as pas envie que le fruit de tes entrailles n'ait plus d'appétit quand viendra le temps du repas principal. Ce sera donc quelques framboises et du fromage. Tu enfourne les autres aliments pendant que bébé écrase une framboise sur tes bancs flambant neufs. Une chance, tu les as pris faciles d'entretien. Encore trente minutes avant que tout ne soit prêt. Tu amènes bébé au salon pour faire des tours de méga-blocs.
Comme d'habitude, bébé se fâche contre ses méga-blocs au bout de cinq minutes. Elle a faim, c'est pour ça qu'elle est impatiente. Toi aussi, tu meurs de faim. Ton dîner te semble bien loin, englouti bien avant les tonnes de dossiers que tu règles avec la broue dans le toupet pour pouvoir accoucher sans penser à ta comptabilité. Tes jambes sont lourdes. Un peu enflées même, mais rien de dramatique. Elles sont comme toi, tes jambes: fatiguées et bouffies. Bébé s'y couche, c'est tellement confortable des jambes de maman enceinte. Bébé y fait des pirouettes. C'est à la limite du supportable pour ton corps, mais tu endures. Juste parce que ta grosse bedaine te semble parfois une barrière pour serrer bien fort contre toi ton bébé qui sera bientôt grande soeur. Tu regardes l'heure. Encore vingt minutes avant que le souper ne soit prêt. Tu penses sincèrement ne pas tenir jusque là.
Du jus, c'est ça qu'il te faut en attendant. Tu t'en verses un grand verre. Évidemment, bébé en veut aussi. Tu lui en verses un verre qu'elle renverse à moitié sur le sol. Tu te penches tant bien que mal pour essuyer le tout. Se pencher devient chaque jour plus difficile. Se relever, alors là, c'est quasiment du domaine du miracle. Le sucre du jus te redonne un peu d'énergie. Tu en profites pour lire un livre avec bébé. Mais bébé n'a pas envie de lire. Elle a envie de grimper sur tes bancs flambant neufs. Monte, descends, monte, descends, monte, descends. Tu sais très bien qu'elle est en train de te mener par le bout du nez, mais tu t'en fiches. T'es juste trop fatiguée pour t'obstiner. Alors tu te contentes de tenir les bancs pour t'éviter une soirée d'attente à l'urgence.
Le four sonne. C'est prêt. Enfin. Tu t'asseois à la table. Bébé refuse de venir te rejoindre. Tant pis pour elle, toi tu manges. Bébé arrive, attirée par l'odeur qui se dégage de la table. De la lasagne, c'est toujours gagnant pour son petit estomac. Comme tu prends ta première bouchée, bébé-dans-ton-ventre se met à bouger comme s'il se pratiquait au saut en ski alpin. Tu t'adresses à bébé-qui-mange-sa-lasagne-avec-ses-doigts, tout haut:
«Ouf, il avait faim ton petit frère. Il arrête pas de bouger!»
Et bébé-assise-à-la-table te regarde avec ses beaux grands yeux. Elle prend un champignon dans son assiette, dont elle raffole (pas touche à ses «'pignons»), te le tend avec ses petits doigts plein de sauce tomate et te dit:
«T'in maman, pou' ti f'ère.»
Finalement, c'est une belle journée.