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En lettres bleues et or

Publié le 12 octobre 2011 par Jlk

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Où il est question d’un premier échange d’impressions. D’une écriture qui déteint. Comment les mots s’appellent, se relancent et fusent. Du fauteuil d’Oblomov en forêt.

Quelques feuillets à l’encre bleue ont marqué le début de cet échange. Daniel Vuataz, de passage à La Désirade pour m’y rapporter de précieux documents qu’il m’avait empruntés en vue de la préparation d’une livraison spéciale du journal littéraire Le Persil toute consacrée à la célébration de Charles-Albert Cingria, me les avait remis à l’instant de m’emprunter encore une relique rarissime représentant, au crayon rouge sur le morceau déchiré d’une nappe de papier de café populaire, le puissant et touchant profil de Charles-Albert en 1946.

   Ces feuillets bleus s’intitulent Impressions d’un civiliste à Lausanne et constituent le fragmentaire journal d’un lecteur découvrant l’écriture de Cingria et commençant d’en écrire. Or, un passage, daté de mars 2011, m’a tellement saisi  que je l’ai recopié tout aussitôt. Ces ellipses étonnantes d’un poète de 24 ans me touchent d’autant plus que j’ai découvert Charles-Albert au même âge, qui m’a guéri de tout un langage terni d’idéologie d’époque contre lequel j’avais alors recopié la sentence désormais célèbre : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec d es ouvertures sur l’infini ». 

D’une volée ultérieure moins marquée par les pensées collectives, ou d’un tempérament simplement indépendant, Daniel Vuataz a bénéficié d’une  opportunité bien singulière pour accéder à l’œuvre qu’il ignorait jusque-là de Cingria, sous l’égide d’une institution récente assez épatante, à l’enseigne du Service Civil permettant, sous forme de travaux d’intérêt public (en l’occurrence la préparation des Oeuvres complètes de Charles-Albert !)  à l’objecteur de remplacer ainsi son temps obligatoire de  service armé. Or cet aspect aussi, de la personnalité du jeune poète, m’a touché en cela qu’à l’âge de quatorze ans j’ai commis un premier article consacré à la vie et aux menées du pacifiste Lecoin, avant d’aggraver mon cas en adhérant pleinement aux positions du fameux Jean Barois de Roger Martin du Gard -  tout cela me revenant cet après-midi même en transportant, à l’aide du fringant Daniel, l’énorme fauteuil vert que je dédie aux mânes de l’immortel Oblomov, transporté jusqu’à notre isba à travers la forêt…  

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Mais  voici ce que notre civiliste écrivait en lettres bleues ce jour-là : «Mars.  Je crois que ça déteint sur moi. J’y pense régulièrement, je me mets à les voir, moi aussi : les couleurs qui se délavent, sauf le noir et le vrai blanc qui ne sont que mirages, et le bleu de l’encre qui est une sensation scolaire. J’y pense par moments, aux petits os qu’on a sous les épaules et qui tiennent les muscles. Aux arbres contre lesquels a haleté le Christ, à l’abri d’une colline. Aux infusoires qui ne vivent que le temps d’un laghu matra. Aux animaux morts dans l’Arche et qu’on ne connaîtra plus. Aux échographies qui nous font oublier le ventre si proche et projettent des images mentales. Aux graines universelles coffrées dans le béton en terre de Béring. À l’achat de toute l’Alaska pour une poignée de dollars. Aux îles Diomèdes depuis lesquelles, pour autant qu’on possède un balcon, la Sibérie s’offre au regard. A Pavuvu et à l’enfer des rats. A la paonne qui crie le nom d’un pape ancien et prophétique juste sous mes fenêtres d’enfance. Aux gens qui nous sourient et qu’on laisse derrière nous, parce que c’est impossible, on ne peut pas faire autrement, on n’aurait pas le temps, on n’aurait pas le courage. Même si on le voulait. Même si on leur courrait après, ils auraient disparu. Il reste alors les livres, gros, remplis de pages terribles et de couleuvres dans les flaques. On y pense en marchant, puis les couleurs se fanent. On y pense comme des reptiles. Roulés en bandes sur des murets, seuls au soleil qui est une étoile lointaine ».

La qualité de frappe de ces images, la verve tonique de cette écriture aux ellipses lyriques me rappelant bel et bien Charles-Albert, déteignant ici pour le meilleur, mais aussi le Morand de Rien que la terre ou Talent d’Audiberti, m’ont donc donné l’envie d’amorcer un dialogue d’un côté à l’autre du val suspendu où nous habitons tous deux, lui au flanc des Pléiades et nous autres à hauteur de Sonloup, et le même soir un début de pacte était conclu.

Entretemps j’avais abordé le dernier roman de Pascal Quignard, au titre (Les solidarités mystérieuses) qui trouve lui aussi un immédiat écho en moi, et j’ai souri en lisant ces quelques lignes évoquant un autre souvenir d’enfance d’une femme revenant sur ses pas : «Elle fabriquait des nids pour les merles tombés et leur préparait des dînettes de mie de pain et de lait dans l’espoir qu’il survivent »…  

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De JLK à Daniel Vuataz, ce vendredi 30 septembre 2011.

Dear Blue Youngster, 

Cette paonne qui crie un nom de pape ancien sous tes fenêtres d’enfance m’a rappelé son mâle de deux générations antérieures, dans notre quartier des hauts de Lausanne où le chatoyant volatile, opposant sa roue à la morosité des dimanches, y allait de son « Léooon ! » lancinant - et combien de paons ont déchiré l’air des bois de Sauvabelin en nos enfances de sauvageons. Pourtant c’est d’un autre oiseau de la même engeance que j’aimerais te dire deux mots ce matin, qui eût enchanté Charles-Albert par son exquise, atroce présence.

C’est du paon mité de Massa Marittima que je te parle, en son vaste enclos à ciel ouvert du parc animalier des éclopés de toutes espèces, dont il est en somme le fleuron et le sourcilleux surveillant. 

Il y a là-bas tous les rescapés de la route violente et des déroutes forestières, les renards happés mais en résilience et les lièvres rescapés de la chevrotine, les daims heurtés en vol par des Alfas et les hulottes chues des palmiers sous le jet de pierre des gredins imberbes, tout un peuple de gueules cassées et de membres fracassés que d’invisibles compatissants ont ramenés en ces lieux pour y être soignés ; et partout cela criaille et roucoule, de partout en liberté cela va et vient, force lapins et couleuvres recrachées, et là-dedans tout au milieu, seul comme dans un orbe sacré, bougeant peu et se déployant de loin en loin : ce paon fripé et décavé vociférant son nom de pape ancien.

Le paon de toute éternité se fait un peu snober dans le monde trop clinquant d’aujourd’hui où tout un chacun fait la roue, mais le paon de Massa Marittima ne mourra pas, pas plus que le paon de l’Arche que tu dis, dans le souvenir de nos enfances : sa façon de se tenir sur une patte en nous toisant de son œil à moitié borgne relève de cette exquise atrocité qui résume, tu as relevé cela aussi, notre façon même d’être au monde.

Ramuz psalmodiait sur  son sillon : « Laissez venir l’immensité des choses », et Charles-Albert lui répond non moins crânement : « Ca a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…  

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Daniel Vuataz à JLK

Chemin du Calvaire, Lausanne, ce dimanche 9 octobre 2011.

Cher Oldie Goldie,

Ces chants léonins de ta lointaine Massa Marittima et ceux que j’entendais résonner derrière le thuya bleu de mon enfance – c’est fou comme parler « de mon enfance » sonne creux, quand on sait qu’il m’est toujours impossible de m’offrir un paquet de Parisiennes ou une Petite Arvine sans devoir ressortir mon terrible catogan (coupé un nouvel an par une jeune fille bien inspirée) sur du plastique rayé technologique –, les plaintes, donc, de nos deux paons épiscopaux me font penser, au hasard d’un soir, qu’à l’instar de tous les autres zoziaux frôlant des pives dans les forêts du Val ou se coulant dans des trous aux Antipodes (ils ont alors des noms de fruits vert clair), les nôtres ont dû grimper un jour, en file proto-indienne et dans une colère psittacique (fientant sur les rambardes de cèdre et donnant du bec dans les yeux des onyx), sous les coups de palmes, et de prières physiques d’un vieux barbu, dans cette Arche-ménagerie. Ça me fascine, cette histoire de bestioles pressées dans un navire mastoc, à deux exemplaires par espèce d’espèce (n’y avait-il vraiment que deux chiens ? et lesquels, alors, des houret ?), sauf pour les êtres humains se sont payé le luxe reproductif d’être une bonne douzaine… La bande de joyeux élus – mais le vin, à quelque jours près, n’existait pas encore – devait être rompue aux soins animaux : imagine, cher vieux, si l’un des deux seuls chevaux de toute l’humanité, chats, chèvres, chameaux, zébu, bouc, alpaga, bison, lièvre ou pire : chiens ! n’avait pas passé le cap des quarante jours de mer…

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Oui, si les deux chien de l’Arche étaient morts sur le sel du ponton (ou juste après, lors de l’orgie mystique qu’à dû être ce lâcher de grands carnassiers sur un sommet de montagne), et si nos beaux oiseaux n’avaient pas mieux tenu dans les hautes poutres du bâtiment, Hervé Bazin n’aurait pas pu écrire ceci : « Le maître s’est assis sur le bord du perron ; il émet une sorte de sifflement, sur trois notes : exactement il froue comme l’oiseleur le fait à la pipée. Le houret, qui n’a rien du bichon à sa mémère et que j’imagine trop fier pour quêter de la caresse, s’approche et d’abord réticent se laisse finalement lisser la tête, d’avant en arrière par une main qui insiste, qui utilise l’index pour gratter la ligne médiane. » Avoue-le, ç’aurait été dommage de nous priver d’une chose pareille.

Mais tu te le demandes probablement : oui, je me suis mis à Bazin comme on tombe sur un os. A tout hasard. La « faute » à cette table de bois, au fond de l’éternel couloir de mon immeuble, postée à gauche avant la sortie pour la passerelle de ciment enjambant lue vallon que Cingria remontait en digressant – et que remplace maintenant le ballet des camions à poubelles dès sept heure du matin au-dessous des falaises gorgées d’eau noire et d’étudiants.

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On trouve sur cette table – affreux motif de formica – à tout moment de la journée, selon l’humeur, la mode, la saison, la chance, peut-être le destin, une multitude d’objets : cendriers, valises, sandales, ferrailles, peluches, arbres à chat, cuvettes, passoires, plumeaux, beauty case, requins, lampadaires, sécateurs, bouquins, ventouses, bottins, vrilles, cirage, conserves, laissés ici sur le vieux meuble (lui même probablement abandonné en tout premier, et depuis jamais délogé : je sais qu’il y meurt un bupreste) ; j’y ai moi même laissé un couteau de cuisine – non sans une petite scrupule, le soir au retour, voyant que la lame n’y était plus –, une casserole démanchée et quelques dictionnaires. En échange j’ai puisé dans un gros stock de bigaros, hérité d’un ventilateur et, dernièrement, de cette Eglise verte de Bazin.

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Ce pourrait être l’Arche, finalement, avec un titre pareil : notre sanctuaire écolo avant l’heure. Ou mieux : la première grotte sylvestre, au creux d’un long vallon vidé d’animaux – sauf pour ce qui est des rorquals, mais à présent il n’y en a plus – où Noé inventa le vin et prit la première cuite de l’humanité. On le comprend un peu : tu t’imagines, toi, remonter à l’isba sans entendre les rouges-queues, les mésanges, les épeiches, les sittelles, les rousserolles, les loriots, les fauvettes, les glaucopes, les verdins, les piquebaies, les échelets, les mérions, tout ce petit peuple frouer ?


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