Samedi matin. Le jour de notre match de baseball annuel. Alvin passe me prendre à Brooklyn dans la matinée.
- T’es malade de venir en short, dit-il en me voyant.
- A ouais, et pourquoi?
- Si tu plonges pour pécho une balle, tu vas t’éclater les genoux.
- J’ai pas vraiment l’intention de plonger pour pécho la balle.
- Des fois, c’est juste par instinct.
- Instinct? Mec, j’ai pas d’instinct quand il s’agit de baseball…
L’instinct c’est comme l’intuition. Il fait un minimum d ‘expérience dans un domaine donné pour en ressentir les effets.
Malgré le fait de m’être abreuvé de baseball depuis 10 ans, jouer avec des vrais êtres humains, par dessus tout des mecs des latinos Queens qui pratiquent depuis l’enfance, ben c’est assez nouveau pour moi. 3ème game pour être précis. Pas vraiment de quoi générer de l’instinct.
Chicken se pointe avec une bouteille de Jack Daniels. À midi. Après trois lampées, je sens les instincts remonter à la surface. S’il le faut, je plongerais. Shorts ou pas shorts.
Premier batteur, premier “hit”, premier… hit. Le frère de German plonge pour pécho la ba-balle. Il rate la ba-balle. Il ne se relève pas tout de suite. Il se roule un peu dans le poussière. Un peu trop longtemps.
Épaule luxée.
Les dix minutes suivantes consistent en un délicat mélange de crise de nerf et de crise de rire. Faut voir les gars essayer de lui remettre l’épaule en place. Je sais, c’est salaud de se marrer. Mais bon, apparemment, c’est la coutume parce que tout le monde est écroulé, même le blessé. Entre deux grimaces de douleur.
Sagement, Chicken lui tend la bouteille de Jack Daniels: “Ca f’ra moins mal si t’es bourré, bro.”
Je suggère l’hôpital. On me mate comme si j’avais dis une connerie.
A la fin, le blessé se casse avec une des supportrices, le coude vers l’oreille, le bras vaguement immobilisé dans une attelle d’infortune. Il se casse à l’hosto. Il est titulaire d’une police d’assurance. Plutôt rare. Plutôt rassurant.
Le game reprend. On m’a positionné in right field. Loin de l’action. La plupart des joueurs étant droitiers, la chance qu’ils battent la balle de mon coté est minime. Faut dire que défensivement, j’assure pas trop. A chaque fois que la balle vient dans ma direction, les potes retiennent leur souffle. Quand je chope la balle, même si un gamin de trois mois aurait fait de même, les gars applaudissent. Je trouve cela assez humiliant. Mais bon, on ne m’invite pas pour mes talents défensifs, mais pour mon swing de la mort. En effet, batte en main,
Après trois at bats, je suis 2 sur 3 avec un RBI and un Run. Plutôt grandiose. On mène facile depuis le début, Frank pitches comme un ace et on gagne game 1 sans problème.
Los Douche-Bolsas
La pause entre game 1 et game 2 s’éternise un peu alors qu’une partie de joueurs sont en vadrouille en quête de rhum et de bière. Je me suis cassé de la maison à 10:30 ce matin. Il est 3 heures de l’après midi, et on a pas encore commencé game 2. Je me demande si Karen est en train de flipper, ou si elle est ravie de ne pas m’avoir dans le pattes. Je décide de ne pas vouloir en savoir plus.
Entre temps, on reçoit des news du frère de German. Il est l’hosto sous morphine.
Un long beuglement général salue la prouesse!
“La morphine c’est d’la dope”, rajoute Freddy en apparent connaisseur.
Un instant plus tard, les gars sont de retour avec le matos. Deux-trois shots de Bacardi, une (ou trois) bière(s) bien fraiche(s) et on est reparti.
Game 2 est un peu embrumé dans mon esprit. J’ai du mal à la batte. Pas un seul hit au cours de mes trois premières chances. Défensivement, c’est pas mieux. Le soleil est de plus en plus bas. Si une balle est battée dans ma direction, elle va disparaitre dans le soleil et je vais me chier la honte.
Je m’envoie une quatrième bière cul-sec afin de détourner mon attention de ce putain de soleil.
Le game s’éternise. Je pense à Karen. Je me suis cassé le matin. On est (presque) le soir. Je pue l’alcool autant que la sueur, et je suis bloqué quelque part au fin fond de Queens à attendre que quelqu’un veuille bien me ramener à Brooklyn.
TING!
Le contact de la batte en alu et de la balle en cuire me tire de mes pensées… Soudain, c’est la catastrophe.
“STEPH!!!!!! GET THE FUCKIN’ BALL!!!!!”
Par chance, la balle s’élève lentement dans un ciel assombrit par l’heure tardive. Je place mon gant entre le soleil et mes yeux tout en tentant de traquer le mouvement de la balle. Elle est montée si haut qu’elle semble redescendre verticalement. Moi je suis dessous. Le gant levé. Si je rate la balle, elle va m’éclater le nez. Ou les dents.
Le problème c’est que lever la tête fait remonter le Jack Daniels. Je sens mes jambes flageoler, mais je maintiens mon équilibre tandis que la balle plonge dans ma direction. Maintenant ou jamais. Si je foire, je me chie la honte forever.
C’est fou comme le temps semble ralentir dans les moments critiques. Einstein avait raison.
T = Relatif
La balle finit son vol dans mon gant. Je serre le poing.
“YEAH BABY!”
Le soulagement est général. Je suis soulagé. On est soulagé. Nous sommes soulagés. Me, myself and I.
On perd game 2, mais entre ma prouesse avec le gant et mes deux hits, j’ai l’impression d’avoir contribué. C’est certain, je me suis assuré une invitation pour l’année prochaine.