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Elle a fait ce qu’elle avait dit. Elle est bien venue cogner dès le lendemain. Mamie Poubelles, ma voisine nouvellement veuve est venue prendre le thé chez moi. Ça s’est passé.
Pas besoin de vous dire que j’avais pris mes précautions. La balayeuse était fraîchement passée, le lit était bien fait, la salle de bains était présentable et dans l’ensemble, il n’y avait pas trop de traîneries. Ma voisine a beau être en deuil, je ne suis pas dupe, je sais qu’elle a l’oeil aiguisé (et le jugement facile). Bref je m’étais forcée pour faire bonne impression en cette première date qui me stressait légèrement.
« Mais là je t’avertie chu mal habillée! », m’a-t-elle lancé avant même d’enlever son manteau, comme pour me laisser le choix de la refuser si je ne la trouvais pas à mon goût. Personnellement, étant données les circonstances, je la trouvais pas pire pantoute. À tous niveaux. Elle avait certes le petit teint pâle, mais qui ne l’a pas à ce temps-ci de l’année?
Le premier sujet a été la maison. Elle ne l’avait pas revue depuis le départ de son ancienne voisine et amie, Madame d’Avant. Madame d’Avant l’avait vendue à un genre de promoteur, Monsieur Gros Cash, qui l’a rénovée de la tête aux pieds pour ensuite nous la vendre à nous, 5 mois plus tard. (Ne vous en faites pas trop pour nous, on a quand même fait une bonne affaire.)
« Mon Dieu! C’est ben plus beau que je pensais! » Je ne sais pas pourquoi elle s’était imaginé que ça allait être laid, mais j’étais soulagée. On a fait le tour complet de la maison, tranquillement, pièce par pièce: « Ah! Vous avez fait votre chambre là! » ; « Hon! Votre cuisine est beeelle! » Nous sommes même descendues au sous-sol: « Ah oui, c’est beau. Ça sent l’humidité un peu han? » Et nous sommes vites remontées.
Parle parle jase jase, j’ai appris que notre maison avait autrefois été un dépanneur! Un gros 10 ans de temps, quelque part dans les années 50-60. J’essaye encore de m’imaginer à quoi ça pouvait ressembler. J’aime penser que dans l’histoire de ma maison, il y a ça. Des gens qui venaient ici, dans mon salon, acheter des choses. Des enfants qui venaient s’acheter des gommes à une cenne. Des jeunes amoureux, qui venaient se chercher un Coke dans une bouteille en vitre. Des femmes à qui il manquait du lait ou des oeufs. Des hommes qui passaient prendre leur caisse de bière. Des cigarettes. Des conserves. Des conversations de quartier. Une cloche (une vraie, pas un buzzer) qui sonnait quand on poussait la porte. Tout ça, ici, chez nous et en vintage!
Assise sur un stool à l’ilôt de la cuisine, les pieds pendant dans le vide, sirotant son thé, Mamie Poubelles m’a raconté ça et bien d’autres choses. Elle m’a bien sûr parlé de son mari et de leur vie. De leurs 51 années de mariage toutes vécues là, au même endroit. Une longue histoire contenue dans une toute petite maison. Elle m’a parlé de l’atelier d’ébénisterie que Papi Poubelles avait, juste un peu plus loin sur la rue et de la quincaillerie qui occupait jadis la maison de Monsieur Bédaine. Ah oui: J’ai aussi appris que Papi et Mamie Poubelles avaient passé leur vie à appeler Monsieur Bédaine « Grand-papa », n’ayant jamais su son nom complet! Finalement tout le monde se donne des noms en cachette. Je n’ai rien inventé.
Les yeux mouillés, elle m’a détaillé la cérémonie des funérailles, l’église bondée, la musique magnifique, son fils étranglé d’émotion pendant son discours et sa petite-fille, courageuse, finissant de lire le texte de son père.
« Il était très aimé. »
Pour changer le mood, elle a pesté un peu contre Urgel Bourgie « qui appartient aux Américains pis qui fait du racolage dans les sous-sols d’églises pendant le bénévolat pis le bingo » et a souligné la vitesse à laquelle le gouvernement t’envoyait ton chèque. « Les assurances, c’est plus long par exemple! » Ou peut-être que c’était le contraire. Je ne suis plus certaine.
Pour finir, elle m’a confié les circonstances exactes de la mort de Papi Poubelles. Un long récit intime aussi difficile à entendre que beau. Quand deux compagnons de si longue date doivent se séparer dans la mort, ça ne peut qu’être ça. Difficile mais beau. Si vous me permettez, je vais garder ce bout-là entre elle et moi.
Elle m’a quittée en me disant de ne pas m’en faire, qu’elle ne serait pas fatigante. « J’ai jamais été ben ben voisineuse. » J’aurais voulu lui dire que plus que jamais, elle avait bien le droit d’être un peu fatigante, mais je me suis contentée d’insister pour qu’elle me fasse signe une fois de temps en temps. Elle est partie avec mon numéro sur un bout de papier et dès le lendemain, le téléphone sonnait. Sur l’afficheur, le nom complet de feu mon voisin.
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