…Six hommes en uniformes, te portèrent ce jour là, couvert de ton drapeau rouge au milieu duquel trônait fièrement l'étoile verte. Ton béret te couvrait, encore le chef, la dernière fois que je t'ai vu, mais là il est entre les mains tremblotantes de maman…Tourmente! Je me perds dans mes idées, là, en plein milieu de ce brouhaha. Je vois ces gens qui sont des amis, tes amis, tes frères et sœurs, mes oncles et mes tentes. Je vois aussi plein d'autres inconnus mais toi je ne te vois pas…Où es-tu ? Je cours dans la chambre, où je l'ai vue elle. Elle qui tout de blanc vêtue, s'empressa de me prendre dans ses bras, m'embrassa, m'enlaça fort, et me huma à pleine narine comme pour chercher une odeur, profondément encrée en moi, ou simplement vérifier si j'ai gardé mes vêtements propres. J'aime quand elle me prend dans ses bras, j'aime quand elle me couve de sa chaleur, et j'aime aussi son odeur qui ressemble au jus de fruits que grand papa m'achète lorsque je pars avec lui au café les dimanche matins.
Mon regard se ballade, et là sur le lit, ce même lit sur lequel tu passais des heures à me torturer à coups de chatouillis, quand on faisait la grâce matinée, pendant tes congés, où tu t'évertuais à m'apprendre à ne pas toucher à tes cigarettes ni à ta pipe, mais tu me laissais, volontiers jouer avec tes flacons de parfum, qui servaient de tours à mes bastilles imaginaires et de bateaux pour mes pirates en papier…Là sur ce lit, il était là lui. Lui qui venait à peine de naître, à peine d'être une autre raison à ta vie, à la nôtre de vie. Il était là, paisiblement endormi, bordé par ses anges protecteurs à qui il souriait de sa bouche édentée. Je m'approche de lui, le touche, le sens et l'embrasse. En lui caressant la main, ses doigts se referment autour de mon index…Il s'accroche, plus encore, lorsque j'essaye de retirer mon doigt et ça m'attendrit au plus profond de moi.. Je l'aime!
Brusquement, le ton monte, dehors, et les gémissements et autres fils de maux, à peine masqués par l'ambiance rauque, tournent vivement aux sanglots. Ils pleurent. Elles pleurent. Tous pleurent mais pas moi, accouru à pleine enjambée dans la cour pour voir ce qui s'y passe et là…enfin je te vois. Je te regarde là, devant moi et je réalise que depuis le départ, tu étais là et c'est moi qui ne te voyais pas…Tu étais là, hissé sur les épaules, brigué par les regards et les mains qui ne pouvaient plus t'atteindre. Tu étais là dans toute ta grandeur, dans toute ta candeur, dans toute ta splendeur, bradé au prix du sang, dans ta nouvelle demeure de bois.
Tu étais parti un matin d'avril, seul comme d'habitude, à peine l'aurore dessinée dans le zénith. Je me rappelle que ce matin là, tu m'as tendrement embrassé en me caressant la tête. Je sirotais ma tasse de chocolat chaud pendant que tu nouais les lacets de tes souliers bas et maman qui finissait d'accrocher les insignes dorés sur tes épaulettes. J'étais particulièrement fier de ta tenue. Un bleu marine qui t'aillait à ravir, avec l'écusson de l'armée de l'air qui trônait sur ta poitrine, et les médailles qui ornaient ta veste. Je me rappelle même de la fragrance de ton parfum, un après rasage qui me piquait les joues lorsque je t'imitais en cachette, de l'odeur que laissait ta pipe dans mes mains et son gout dans ma bouche lorsque je soufflais dedans pendant de longues minutes, sans arriver à dégager la fumée que seul toi savais faire. Ce matin là, tu avais embrassé tout le monde, échangé quelques vœux et même des larmes avec maman, grand maman et grand papa. Tu as pris ton sac, mis ta casquette bleue et ta ceinture dorée tel ce jeune matin qui revenait de guerre, sauf que toi tu y partais, laissant derrière toi, ta bien aimée, tes deux enfants et toute une famille qui aux yeux de verre priait Dieu de te couver de sa bienveillance. La jeep démarra, tu sortis ta tête et te retournas vers moi, vers nous tous, et lançais un geste d'au revoir de ta main. Lentement tu disparaissais dans la profondeur de l'allée, qui séparait la maison de la grande avenue, puis la voiture tourna et tu n'étais plus là…
Les hommes en uniformes s'avancèrent, ils traversaient une colonne d'autres soldats, te rendant les honneurs et puis d'autres hommes les suivient, te suivirent, scandant des louanges au créateur sur un fond de youyous stridents, endoloris, lancés par les femmes noyées dans leurs larmes, te saluant une dernière fois, le regard fier, comme elles saluaient, jadis, ceux qui partaient à la guerre…Tu es parti mais à jamais je t'attendrai, et à chaque fois que j'entendrai frapper à la porte, c'est ton visage que j'escompterai. Je sais que tu ne reviendras pas, mais j'espère encore et toujours. Je refuse que celui qui était pour moi, le plus grand et le plus fort des hommes ne puisse plus être des nôtres. Un matin, j'en suis certain, de bonne heure, tu reviendras…