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Triste empire poutinien

Publié le 04 mars 2012 par Trinity

Le_Monde

 

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L'auteur du plus russe de tous les romans russes, Les Ames mortes, y compare ma patrie à une "ardente troïka" qui laisse littéralement derrière elle le reste du monde. "Où voles-tu ainsi ? - Pas de réponse." Ce passage de Gogol, que connaît tout écolier russe, a donné espoir à des générations de lecteurs : et si c'était vers l'avenir radieux que nous emmenait cette troïka ?

Depuis, il s'est écoulé plus d'un siècle et demi. Le pays a accumulé une expérience historique, le peuple une expérience génétique. Les tentatives d'émancipation de la société ont abouti à une dictature plus cruelle encore. Il est probable que Gogol, s'il vivait aujourd'hui, comparerait la Russie à une rame de métro parcourant le tunnel dans les deux sens - de l'ordre dictatorial à l'anarchie démocratique, et vice versa - sans dévier de l'itinéraire qui lui est imposé. Un métro qui ne va nulle part.

Le problème de mon pays n'est pas, hélas, que les dernières élections y aient été entachées d'irrégularités : il est que, même sans ces irrégularités, le parti de Poutine les aurait gagnées. L'opposition en convient d'ailleurs elle-même. En Russie, la valeur suprême est, aujourd'hui comme hier, la stabilité.

Ce qui se passe actuellement sous nos yeux en Russie rappelle étonnamment la période qui a précédé la révolution de 1917. Sur un même territoire coexistent, tout comme il y a cent ans, deux nations, russes l'une et l'autre, et parlant la même langue, mais qui diffèrent radicalement par l'esprit comme par la culture. Une partie du peuple, de loin la plus nombreuse, misérable, avinée, ignorante, à la mentalité encore moyenâgeuse, vit en province. L'autre partie, concentrée dans les deux capitales, est éduquée, aisée, a voyagé dans le monde entier et a de la démocratie et de l'organisation sociale une conception européenne.

Pour la première, l'ordre ne peut être assuré en Russie que d'une main de fer, par un tsar ou un Staline. Pour la seconde, toute l'histoire russe n'est qu'un cloaque sanglant dont il faut absolument sortir pour adopter un régime libéral à l'européenne. Nous savons à quelle monstrueuse catastrophe a conduit, voici un siècle, cette opposition, mais nous restons incapables d'en surmonter les conséquences.

Ma génération a eu la chance de parcourir le tunnel dans les deux sens : la perestroïka et la faiblesse du pouvoir, au début des années 1990, ont mené le pays au chaos, après quoi la rame est repartie dans la direction opposée, tout droit vers le nouvel empire poutinien.

Août 1991 a été le tournant, une frontière entre un passé soviétique nauséabond et un avenir qui semblait radieux, plein d'espoir. Nous avons cru que le pays était définitivement dégoûté de la barbarie et que la vie allait désormais suivre un cours nouveau, obéir à de nouvelles lois fondées sur le respect de la dignité humaine. Et, surtout, que le sang ne coulerait plus. Le fait même qu'une tentative de putsch qui aurait pu coûter la vie à des milliers de personnes se soit achevée presque sans effusion de sang paraissait hautement symbolique. Le pays avait payé sa liberté de la vie de trois jeunes gens. Plus symbolique encore, l'un était orthodoxe, le second musulman, le troisième juif. A leur enterrement, auquel nous avons assisté, chacun s'accordait à dire que ces trois garçons avaient donné leur vie pour notre patrie commune, pour la nouvelle Russie libre. Et à croire que le sang coulait pour la dernière fois.C'était, malheureusement, la première d'une longue série. Le temps de l'espérance était fini, faisant place à celui de la désillusion.

En octobre 1993, à Moscou, le nouveau pouvoir "démocratique" a fait tirer depuis des tanks sur son propre peuple. Le sang a de nouveau coulé dans les rues des villes russes, les règlements de comptes entre criminels se sont multipliés. En 1995 a commencé la guerre de Tchétchénie. Sous la rhétorique démocratique de la nouvelle Russie se dessinaient avec netteté les contours de la Russie ancienne, de la Russie éternelle.

Je me souviens des sentiments mêlés avec lesquels je regardais à la télévision les événements de Kiev. La "révolution orange" ! Quelle joie de voir, place de l'Indépendance, les visages heureux de ces jeunes gens qui relevaient la tête pour affirmer leur dignité d'êtres humains ! Et quelle amertume de penser que, quelques années plus tard, ils conspueraient et mépriseraient les leaders mêmes qui les avaient appelés à manifester... C'est ce qui, hélas, s'est produit. Et c'est aussi le scénario que suivent les révolutions arabes des derniers mois. Faites par des gens prêts à donner leur vie pour la liberté et la dignité de l'homme, elles voient périr les meilleurs d'entre eux, après quoi tout recommence comme avant.

En 1991, nous avons été naïfs. Tout nous semblait simple et clair : notre pays avait été confisqué par les bandits communistes, il suffisait donc de chasser le Parti communiste pour que les frontières s'ouvrent et que nous réintégrions la grande famille des peuples qui vivent selon les lois de la démocratie, de la liberté, du respect des droits de la personne.

Ce que, bizarrement, nous n'avions pas vu, c'est que les mots en eux-mêmes n'étaient pas nouveaux. Nous avions oublié que tous ces beaux vocables, sitôt acclimatés en Russie, avaient perdu leur sens premier pour signifier tout autre chose que ce qu'ils étaient censés signifier. Qui pouvait imaginer que le Parti communiste disparaîtrait, mais que, nous, nous resterions, et que ces mots de "démocratie", de "parlement", de "constitution", ne seraient que les instruments d'un combat sans merci pour le pouvoir et l'argent dans la nouvelle Russie libre ?

Le nouvel empire poutinien rappelle ses prédécesseurs tsariste et soviétique. L'autocratie a revêtu des oripeaux démocratiques, mais, pour le reste, rien n'a changé : le déni des droits du peuple et l'arbitraire des dirigeants, la corruption à tous les niveaux, le contrôle des moyens d'information de masse, l'assassinat de journalistes rebelles comme Anna Politkovskaïa, l'emprisonnement des oligarques dissidents comme Khodorkovski. Et malgré tout cela, aux élections, le peuple continue de voter, de son plein gré, pour le parti du pouvoir. Comment ne pas se rappeler ce slogan de l'époque soviétique, qu'on pouvait lire à chaque coin de rue : "Peuple et parti ne font qu'un" ?

Quant aux écrivains, ils sont libres d'écrire et de publier. Il arrive même que des auteurs d'opposition reçoivent de prestigieux prix littéraires. Mais cela témoigne moins du "libéralisme" du régime que de la place marginale consentie à la littérature dans la Russie actuelle. C'est en effet par la télévision que le Kremlin s'assure le contrôle de l'électorat.

La Russie vit en ce moment la révolution de l'Internet. Le développement de l'Internet et des réseaux sociaux, ces dernières années, a atteint une masse critique, permettant de fédérer la partie éduquée de la société. Les leaders des mécontents sont des blogueurs, comme Alexeï Navalny, qui appelle ouvertement à combattre Russie unie, ce "parti des gredins et des voleurs".

Mais cette icône de l'opposition est complètement inconnue de cette part du peuple qui constitue l'électorat de base du pouvoir, car ni lui ni les autres figures de proue de la contestation ne passent à la télévision. L'Internet n'exerce pas encore une grande influence sur les quelque 150 millions d'habitants de la Russie. Mais, le jour où ce sera le cas, il se passera ce qui s'est passé avec la télévision : le pouvoir en prendra le contrôle.

Les variantes possibles sont peu nombreuses. Poutine sortira vainqueur de l'élection présidentielle de mars. Que cette élection soit "honnête" ou non importe peu : le vainqueur la dira régulière, les vaincus la diront truquée.

Ceux qui appelleront à manifester place du Marais ou avenue Sakharov tenteront d'exploiter la défaite pour nourrir des actions de protestation du type de celles qui ont renversé le régime de Kiev ou celui du Caire. Il faut souhaiter que le sang ne coule pas de nouveau. Mais, selon toute probabilité, il coulera quand même. Le va-et-vient de la rame de métro dans le tunnel durera longtemps encore.

De toute évidence, une nouvelle génération est née, qui voudra vivre à son tour l'expérience des barricades, et qui la vivra. Puis elle connaîtra la désillusion.

Mais elle connaîtra aussi cette sensation magnifique, incomparable, que donne le fait de combattre pour ses idéaux. En décembre dernier, je suis retourné à Moscou spécialement pour participer aux manifestations de l'avenue Sakharov. Et j'ai découvert les visages magnifiques de mes compatriotes qui étaient descendus dans la rue pour défendre leur honneur.

Je garde en particulier le souvenir de ces jeunes filles qui brandissaient leurs iPad, sur lesquels elles avaient inscrit leurs slogans. Elles avaient l'air heureuses. Et elles l'étaient, car le bonheur ne dépend ni de la géographie ni du degré de démocratie du système politique.

Traduit du russe par Nicolas Véron

Né en Russie en 1961, s'installe en 1995 près de Zurich. En décembre 2000, il obtient le Booker Prize russe pour son roman "La Prise d'Izmaïl" (Fayard, 2 003), qui le place au premier rang des auteurs russes contemporains. Il a aussi publié "Dans les pas de Byron et Tolstoï" (éditions Noir sur Blanc, 2005), prix du Meilleur Livre étranger ; "La Suisse russe" (Fayard, 2007), et "Le Cheveu de Vénus" (Fayard, 2007), qui a reçu en Russie le Big Book Prize 2006 et le prix Best-Seller 2006

Mikhaïl Chichkine


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