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Les Fusillés (texte inédit, extrait)

Publié le 05 mars 2012 par Yannbourven

Les jours s’écoulent nerveusement, on a l’impression que Paris est au bord de la guerre civile, je me demande souvent comment font tous ces gens grouillant dans cette ville-musée prétentieuse pour ne pas s’égorger à chaque coin de rue… la peur de la taule les maintient tranquilles, certainement ! alors pour évacuer au plus vite l’envie de meurtre de leurs esprits rongés par la résignation, ils se mettent à surconsommer encore et encore et à se défoncer à grands coups de drogues quelles qu’elles soient (médocs, alcool, excitants, opiacés, télévision, internet, travail, sport, fêtes, sexe etc.) c’est aussi simple que ça… Quant à moi – j’en suis aussi, bordel ! –  je survis somme je peux, écrivant un peu, buvant beaucoup, sortant en plein automne, désespéré comme il se doit, mais refusant de crever… juste histoire d’assister au Grand Retournement de Situation (j’ai des relents quelque peu marxistes, j’avoue) ou au Grand Égorgement Final ( là, c’est mon côté dégoûtant)  ;  le jour je ne pense plus à Ihnès, parce que je m’occupe, sautillant de petits boulots en petites misères, de filles cambrées en soirées moites et inutiles ; mais la nuit elle me hante comme un fantôme, elle respire dans la chambre, sa langue chaude frôle mes bras, puis cette présence sensuelle s’évapore, se fond dans les murs, abaisse le plafond, qui m’éclate le crâne, alors je me réveille en sursaut et je ramasse les os éclatés et les bouts de cervelle, puis je reconstitue ma tête. Oui, la nuit, dans ma chambre, je la distingue nettement malgré le noir complet, t’as beau de planquer, ma jolie fugueuse, tu es là, assise au bord du Fleuve, celui qui coule entre mes yeux écarquillés… Je ne suis jamais retourné là-bas, dans le désert, j’ai trop peur, je préfère attendre qu’elle revienne, attendre les réponses ! En plus, je n'ai plus de nouvelles de l’inspecteur, ses collègues m’ont dit qu’il est porté disparu… S’est-il perdu tout au bout du Fleuve ?
9 heures :
ce matin, après une nuit de sommeil bombardée de cauchemars tous plus horribles les uns que les autres, je décide d’abandonner, de ne plus penser à cette affaire, c’est trop dangereux… Continuer à écrire, oui, me mettre en danger de cette façon… ce qui est déjà beaucoup. La décision est prise, t’oublier, Ihnès, te laisser reposer en paix. Je bois mon café en lisant quelques pages du Journal de Kafka, une demi-heure plus tard la tête me tourne, je m’allonge, je me relève, observe la rue André Del Sarte, que se passe-t-il ? Les passants ne ressemblent plus à des humains, ce sont des monstres qui se déplacent en rampant et en grognant, des genres de porcs-serpents tout boueux, je me recule, je me frotte les yeux, je me penche, la rue est redevenue humaine… Mais sur la table je remarque que deux fœtus de chiens sont immergés dans ma bouteille de whisky dont je n’avais bu que trois gorgées ! Je la jette à la poubelle, un peu déçu.
10 heures :
je prends une douche, je me frotte vigoureusement, je me sèche, allume la radio, ouvre les volets, je me pose au soleil. Je pique un peu du nez, je regarde mes mains qui vieillissent à vue d’œil, ma peau se déchire, je panique, suis-je endormi ? Mes phalanges à vif, je me mets à gratter un pan de mur, la tapisserie tombe en lambeaux, un message apparait :
Les nuits ne sont que des moteurs et des montres arrêtés,
Transporte-toi vers l’horizon,
Cours mais saigne en silence,
Car ton cri salutaire excuse les terreurs,
Lourde et déchirante est la pensée libre que l’on vient d’enterrer.

 
11 heures :
je suis bloqué, mal au dos, je m’allonge sur le lit déplié, les draps souillés m’enveloppent comme un suaire de sacrilège, mon monde est en train de basculer, je suis juste là, tout en bas, allongé dans un pré, hilare, contemplant au-dessus les tombes flottantes sur lesquelles sont assis mes anges apprivoisés.
12 heures :
je mange, j’engloutis une aile de poulet, puis un morceau de fromage, je mâche, on se fait la guerre dans ma bouche, ça n’a plus de goût, je recrache une boule de chair lumineuse, un nouvel organe qui roule sur la table et qui rebondit sur le sol avant de s’échapper par la fenêtre.
13 heures :
dehors les gens hurlent de douleur et de joie, je ne peux plus bouger, je devine la panique dans les rues, j’attends le silence salvateur.
14 heures :
ce n’est que le Diable consolateur qui me paralyse le corps, que veut-il de moi ? Je vais chanter pour le chasser, une de ses comptines insensées, et puis il partira sûrement,  vers d’autres contrées, d’autres cerveaux bouillonnants :
Pauvre petit inconscient !
Tu aimerais que tes prières assassinent
Notre ciel devenu trop grand pour ton cerveau
Tu es seul désormais
Tragiquement allongé dans le présent
Pendant ce temps les hommes s’affairent dans les villes
A la recherche d’une fin des temps
Pauvre petit inconscient !

15 heures :
j’ouvre un livre au hasard, mais les pages sont blanches, un autre livre et c’est idem, les mots se sont envolés et dehors les gens se sont tus, inquiétant, je regarde par la fenêtre, personne dans les rues, la foule s’est retirée comme la marée.
16 heures :
les mots sont de retour ! Comme les gens ! Ressac ! En bas c’est noir de monde ! ça hurle ! ça s’égorge ! ça se viole ! ça se planque derrière les voitures ! ça se kidnappe ! ça s’écharpe ! Je referme la fenêtre, je me bouche les oreilles en pleurant, de nouveau paralysé par la peur, il faut attendre que tout se tasse, les hommes se reprendront en main !
(à suivre...)

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