Magazine Nouvelles

En Zone critique

Publié le 31 mai 2012 par Jlk

Lecteur29.jpgLecteur88.jpg

À propos d'un dossier de la revue Transfuge sur le caractère rétrograde de la littérature française actuelle. Du nivellement par généralités abusives. Du réalisme mal compris. Un malaise franco-français vu de mon nid d'aigle. L'émission de ce vendredi, aux (derniers) bons soins de Christine Gonzalez.  

À La Désirade, ce mercredi 30 mai. – Christine Gonzalez, qui pilote ce vendredi 1er juin sa dernière édition de Zone critique – de fait, elle rejoindra bientôt l’excellent Pierre Philippe Cadert pour animer une nouvelle émission culturelle sur RSR La première -, propose à ses trois chroniqueurs invités (à savoir Sylvie Tanette, Charly Veuthey et moi) une réaction, en préambule, à un récent dossier de la revue Transfuge intitulé, assez maladroitement, La littérature française plus rétrograde que jamais ?

Si je prétends qu’il est malvenu de poser comme a priori le caractère traditionnel d’une littérature française rétrograde, c’est que ça participe aussitôt d’un préjugé à connotation « progressiste » réducteur voire stupide. La littérature française n’est ni progressiste ni rétrograde en tant que telle: elle est la littérature française, bonne ou mauvaise. Dans la foulée, les rédacteurs aggravent leurs cas avec un début de chapeau non moins sot : « Notre époque est rétrograde, la littérature française l’est aussi. Transfuge, énervé, a décidé de pousser une gueulante contre cet ensommeillement littéraire». Et ce langage médiatoc de courir : « 2000-2010, la décennie a été rétro, a recyclé des modèles littéraires des siècles précédents, ne s’est pas assez penchée sur notre époque et celle à venir. Le XXIe siècle reste une énigme absolue, aux écrivains de se mettre au travail. Ecrivain, réveille-toi, notre époque n’attend que ça. »

Carrère5.jpg
Ce qui m’énerve, moi, c’est que je partage pas mal des constats que fait ensuite la revue Transfuge à propos de la littérature française actuelle, qu’on peut dire en gros d’une période d’eaux basses. Mais immédiatement je flaire le sempiternel malaise franco-français qui consiste à opposer une supposée « passion du rétrograde, du rétro, du RE, du passé », qui serait forcément à jeter, à une littérature « nouvelle manière » donnant « vue sur le présent », avec en tête « le phénomène Houellebecq et des expérimentateurs snipers ici et là ». Pour illustrer la première mouvance « passéiste », l’auteur du premier papier, Vincent Jaury, pointe trois lauréats des prix littéraires parisiens de l’automne 2011, c’est à savoir Alexis Jenni, Mathieu Lindon et Emmanuel Carrère, supposés regarder tous en arrière. Et d’ajouter à ce trio Anne Wiazemsky, elle aussi accroché à son rétroviseur avec Godard en gros plan…

Millet8.jpg
Ce quarteron d’« enfants de chœur », comme les appelle l’ami Vincent, ne sont pas vraiment significatifs, on l’aura vite compris, de la tendance « rétro réac » supposée dominer la littérature française de la décennie, que représentent en revanche les ronchons de « l’aile extrême droitière du milieu littéraire français », tels Richard Millet, Renaud Camus ou Jean Raspail.

Tout ça me semble à vrai dire mal parti. Non parce que j’ai envie de défendre Richard Millet (romancier naguère très estimable qui me semble tourner en rond depuis des années et dont je déplore le catastrophisme critique fermé à tout ce qui se fait de vif aujourd’hui), Renaud Camus (dont les Carnets de pseudo-châtelain snob à frilosités de vieille ganache ne laissent de m’affliger malgré des éclats de lucidité politiquement incorrecte) ou encore Jean Raspail, estimable conteur de droite que j’ai apprécié parfois mais sans plus.

Non, si je vois le débat mal parti, c’est parce qu’il stigmatise cet improbable « parti » littéraire auquel seront agrégés ensuite Drieu La Rochelle dont on déplore l’entrée en Pléiade, Pierre Benoit ou Lucien Rebatet. Et de citer l’ « incontournable BHL et son Idéologie française, ce qui nous enfonce encore un peu plus dans le piapia manichéen voire sectaire des revues franco-françaises. Pas vraiment intéressant tout ça !

Quel réalisme ?    

Dantzig.jpg
Ce qui pourrait l’être plus, en revanche, c’est le débat qui s’entrouvre ici sur la question de la prise en compte, par la littérature, du réel actuel, si j’ose dire, en incluant naturellement le virtuel dans le Multipack. Je cite encore le camarade Vincent Jaury : « Comme le dit à juste titre Charles Dantzig dans un article récent écrit pour Le Monde, la victoire du réalisme en littérature est écrasante ». Et tout de suite, Jaury d’ajouter que « ce que ne dit pas Dantzig, c’est que ce réalisme-là est strictement « historique ». Pourquoi cela ? Parce qu’Alexis Jenni revisite les guerres coloniales, que Lindon ressuscite Michel Foucault, que Carrère s’intéresse à Limonov que qu’Anne Wiazemsky fait sa révérence à bon-papa Mauriac et JLG !

On connaît Charles Dantzig  et son formidable Dictionnaire égoïste de la littérature française, auquel s’est ajoutée une Encyclopdie capricieuse du tout et du rien, et l’on conçoit assez son rejet mallarméen de « l’universel reportage », qui le fait passer complètement à côté de certains grands auteurs réellement réalistes du type Jules Romains dont seuls les Américains (notamment Dos Passos) ont vu l’importance. Or est-il essentiel que Jules Romains parle « de son temps » au lieu de sonder la société française du XIXe ? Oui et non. Je me réjouis évidemment de lire, dans Illusions perdues de Balzac, le fantastique reportage qu’on sait sur la naissance du journalisme à Paris. Mais vais-je pointer l’idéologie réactionnaire de Balzac le catho ? Nullement. De la même façon, la lecture du Bourgmestre de Furnes, de Georges Simenon, m’en apprend plus sur l’esprit du self made man contemporaine que le 90 % des romans français actuels, mais la littérature actuelle doit-elle se borner à du « reportage » ?

Lamalattie2.jpg
Transfuge a pourtant raison d’en appeler à une littérature beaucoup plus curieuse des transformations auxquelles nous assistons à tous les étages de la société en notre époque, que je ne ressens absolument pas « rétrograde » dans sa tendance générale. Il y a certes une tendance au repli frileux dans la littérature française contemporaine, qui se mesure notamment à l’exaltation du minimalisme ou du chichi esthétisant autant qu’à son incapacité, à quelques exceptions près (je pense évidemment à Michel Houellebecq, à Eric Reinhardt ou à Pierre Lamalattie) de travailler au corps le corps mutant  et le langage de la société nouvelle. Je suis à tout moment en quête, pour ma part, d’un réalisme « panique » qui ressaisirait de grands thèmes littéraires de toujours en interrogeant la monde contemporain comme Rabelais l’a fait en son temps ou Shakespeare et Balzac, Dostoïevski ou Joseh Contrad au leur. Les Anglo-Saxons, de J.G. Ballard à Bret Easton Ellis, entre cent autres, qui ont bel et bien investi le réal contemporain, sont-ils rétrograde ou progressistes. On s’en fout. Lorsque je lis ces jours le Journal littéraire de Paul Léautaud, en l’année 41, qui se moque idiotement de Galtier-Boissière, le patron du mythique Crapouillot, au motif que celui-ci voit déjà la défaite des Allemands, cela m’intéresse autant que la dérive antisémite de Céline (pourquoi, comment, etc.) ou que l’approche de Limonov le présumé « facho » russe par Emmanuel Carrère. J’admire l’intelligence critique d’un Philippe Sollers, mais sa morgue française ne m’en impose aucunement, et son imperméabilité au tragique de la condition humaine fait que je ne m’étonne pas de son indifférence manifeste à l’égard des grands Russes ou de ces génies paniques que sont une Flannery O'Connor ou un J.M. Coetzee.

Transfuge s’inquiète de voir chuter les statistiques de lecture après avoir daubé sur l’Apocalypse rétro, mais tout cela me semble bel et bien coupé de la réalité actuelle, y compris française, à la fois pire et meilleure. La lecture n’a jamais été un phénomène de masse. Je n’aime guère le snobisme qui vise à se confiner entre « quelques-uns », mais je vois bien que la vraie littérature est exigeante, pour ne pas dire élitaire. Mais de quelle « élite » s’agit-il ? Autre très vaste débat. Une fois que je l’interrogeais sur le risque de voir la littérature pâtir de l’avènement des « liseuses » et autres e-book, Teresa Cremisi, éditrice sans états d’âme ni préjugés,  me répondit que rien ne remplacerait jamais le livre de poche, et je surabonde.  Ce qu’attendant je reviens à l’article merveilleux de John Cowper Powys sur Rabelais  dans Les plaisirs de la littérature (L’Age d’Homme, 1995), où l’on voit comment un écrivain contemporain revivifie complètement l’image d’un auteur classique.

Quoi de neuf ? Rabelais !

S’inquiéter de la décadence actuelle est une vieille tradition qui remonte à Platon et bien avant, mais Rabelais peut nous réapprendre à lire le « profond aujourd’hui » qu’évoquait Blaise Cendrars au début du XXe siècle.

Comme disait Céline à Louis-Albert Zbinden en 1947, la France continue de parler comme sous Louis XIV alors que son importance actelle, dans le monde, ne dépasse guère celle du département des deux-Sèvres, de la Suisse ou du Luxembourg. Le vieux briscard exagérait évidemment, et je me réjouis plutôt d’entendre le président Hollande parler de la France comme d’un grand pays, parce que c’est vrai, ne serait-ce que pour la littérature qu’elle nous a donnée. Nous autres démocrates romands des réagions alpines et pralpines, qui avons pacifié l’étrange pays qu’est devenu la Suisse, laboratoire de l’Europe, au fil de longs siècles de guerres, nous aimons nous retrouver sur les gazons bordant le Louvre et viser la perspective montante de l’Histoire française de la Concorde à l’Etoile. Mais nous aimons aussi le décentrage à n’en plus finir du monde actuel, que tentent de ressaisir toutes les littératures vivantes. Allons Français amis, encore un effort !

Au sommaire de Zone critique

Antunes2 (kuffer v1).JPG
En préparant mes notes de lecture utiles à la prochaine émission Zone critique de ce vendredi, je m’exerce une fois de plus à ce que je pourrais dire un accommodement visuel appliqué à la lecture, relativement à chaque objet et au possible lecteur de chaque objet. Je serai plus sévère, en l’occurrence, à l’égard de Nébuleuse de l’insomnie du grand écrivain portugais Antonio Lobo Antunes, qui me semble diluer de plus en plus ses rhapsodies jusqu’aux limites de l’illisible,  que pour l’auteur lausannois Daniel Tschumy dont les nouvelles de Placedu Nord me semblent d’une justesse de ton et d’une finesse de ton remarquables, véritables cristallisations existentielles aux conclusions formelles inattendues - de vraies nouvelles en un mot. Dieu sait que j’ai patrouillé les territoires d’Antunes, d’Explication des oiseaux à Mémoire d’éléphant, entre vingt autres titres de haute volée tels Le cul de Judas, Le retour des caravelles ou Connaissance de l’enfer. Mais La nébuleuse de l’insomnie me tombe des mains, dans la filiation défaufilée et assez artificielle du Bruit et la fureur de Faulkner, et je ne vois pas pourquoi je ne le dirais pas...

DUPUY83B.jpg
De la même façon, je pourrais réserver mon coup de cœur de ces jours à des ouvrages plus « visibles » ou « publics »  que Le magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy, à commencer par Le Diable, tout le temps de Donald Ray Pollock, mais non : je trouve juste et bon de signaler ce petit livre étincelant et diffusant mille échappées d’imagination fertile, dont la poésie est d’un « pur » comme je les aime, et d’autant plus que sa pureté n’est entachée de rien qui fait les « purs » lettreux compassés et calculateurs que je fuis.

Malgré sa pose de littérateur, je défendrai L’urgence et la patience de Jean-Philippe Toussaint qui rend bien le contraste des précipités du chimisme littéraire et des plus ou moins longues phases d’attente ou de cumul nécessaires à l’élaboration d’un livre, mais je serai plus chalereux à l’égard d’Avenue des géants de Marc Dugain, sans doute moins « pur » du point de vue littéraire que les romans de Toussaint, mais dont la matière (la question du mal en l’homme, et ses tenants affectifs ou sociaux, notamment) me passionne et d’autant plus qu’elle est ressaisie avec vigueur par un storyteller de premier ordre.

Quand je me parlerais à moi seul, ou si j’évoquais ces livres avec quelqu’un qui partage mes goûts (je pense justement à Jean-Daniel Dupuy, rencontré l’autre jour à Montpellier), je ne dirais pas autrechose mais sans doute vais-je le dire d’une manière particulière au micro, en fonction aussi de mes chers confrère et sœurs.

RSR Espace 2, Zone critique, vendredi 1er juin à11h. On peut podcaster l'émission sur Internet.


Retour à La Une de Logo Paperblog