Appelons-la S. pour garder son anonymat. S. et moi avons entretenu, pendant plus de deux ans, une relation malsaine. Ça remonte à loin, cette histoire. Peu après la naissance de Bébé fille. En fait, je connaissais S. depuis longtemps; je l'avais aperçue quelque fois auparavant, mais sans vraiment la connaître intimement. Elle est entrée dans ma vie quand Bébé fille était âgée d'un mois. À dire vrai, c'est l'amoureux qui me l'a présentée.
Au début, elle devait seulement me donner un petit coup de main avec Bébé fille. J'ai été agréablement surprise par son attitude avec ma fille; elle avait le don de la rassurer et de la calmer presque instantanément. Ainsi, quand ma princesse était très agitée ou luttait contre le sommeil, j'appelais S. à la rescousse. J'étais presque jalouse de la rapidité avec laquelle elle réconfortait Bébé fille. Très vite, je les ai laissées seules toutes les deux à l'heure du dodo. Oh parfois, bien sûr, la présence de S. ne suffisait pas; Bébé fille voulait maman. Je prenais alors le relais.
Je me souviens très bien du moment où notre relation a commencé à se dégrader. J'aurais dû voir là un signe annonciateur de tous les déboires qui allaient suivre, mais à l'époque, j'étais jeune, naïve et inexpérimentée. J'ai été dupe.
Nous avions demandé à S. de rester à la maison pour la nuit. La journée avait été particulièrement difficile, Bébé fille ayant été d'une humeur très maussade (et criarde). J'étais épuisée. S. et moi avions couché la petite pour la nuit et S. m'avait alors proposé de passer la nuit dans la chambre de Bébé fille, histoire de la réconforter si elle s'éveillait, me permettant ainsi de dormir à poings fermés. J'ai accepté.
Ça été une nuit atroce.
Après avoir couché Bébé fille avec l'aide de S., je m'étais rapidement faufilée dans mon lit. Je m'étais éveillée, une heure plus tard, inquiète des pleurs que poussaient Bébé fille. En entrant dans sa chambre, j'avais vu S. étendue par terre. Surprise de la voir là, je l'avais agitée pour qu'elle se réveille et lui avais rappelé qu'elle m'avait promis de s'occuper de la petite pour que je puisse dormir en paix. Confuse et un peu honteuse, elle s'était excusée, puis s'était tournée vers Bébé fille pour la réconforter. Je m'étais à nouveau dirigée vers mon lit où je m'étais profondément endormie jusqu'à que retentissent à nouveau les pleurs de Bébé fille. Voyant qu'elle ne se calmait pas, j'étais retournée dans sa chambre pour trouver, une fois de plus, S. étendue sur le sol. J'étais un peu contrariée, mais je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir: c'était déjà bien aimable à elle de prendre soin ainsi de ma fille, en pleine nuit. Le manège s'était reproduit une autre fois cette nuit-là. Au bout du compte, je m'étais éveillée, au petit matin, plus fatiguée que les nuits précédentes. En sirotant mon café, ce matin-là, j'avais pris la décision de ne plus garder S. pour la nuit.
Il était trop tard. Le mal était déjà fait.
Le soir d'ensuite, Bébé fille refusait catégoriquement de dormir et, désespérée, j'avais demandé à S. de venir à la maison de toute urgence. Dès qu'elle avait été auprès de Bébé fille, celle-ci s'était assoupie, calme et sereine.
Les mois qui ont suivi ont ponctué cette relation de bons et de mauvais moments. Plus le temps passait, plus S. était indispensable pour Bébé fille. Je me souviens d'une visite chez ma mère durant laquelle j'ai dû faire un voyage en pleine tempête de neige pour aller chercher cette damnée S.
Un an après son arrivée dans ma vie, je la détestais autant que je l'appréciais. J'étais jalouse du lien qu'elle entretenait avec Bébé fille. Ma fille préférait sa présence à la mienne pour s'endormir. C'était horrible pour mon coeur de maman. Combien de fois ai-je tenté de devenir celle qui lui apportait réconfort au moment du coucher? Des centaines. Chaque fois, j'abdiquais et je laissais la place à S., un pincement au coeur.
Plus le temps passait, plus S. devenait cruelle. Dès que Bébé fille s'endormait, elle quittait son lit et s'étendait bruyamment sur le plancher. Le bruit sourd du choc sur le plancher me hante encore, des mois plus tard. Chaque fois, il me fallait me lever, secouer vigoureusement S. et réconforter Bébé fille. C'était horrible. Comment ai-je pu endurer une telle situation aussi longtemps?
Oh bien sûr, j'étais rusée moi aussi. J'ai fait quelques tentatives sournoises pour me débarrasser de S.
Je l'ai trempée dans du jus de tomate avant de la tendre à Bébé fille qui l'a prise en grimaçant, mais sans plus. J'en ai acheté plusieurs autres pour la remplacer lorsqu'elle tombait du lit, mais une à une, elles tombaient au sol comme des mouches mortes avec un «poc» sourd qui me faisait frissonner d'horreur. Quand Bébé fille a eu sa chambre de grande fille pour ses deux ans, je les ai toutes mises, S. et les autres, dans une tablette facilement accessible par Bébé fille la nuit, à la tête de son lit. Rien à faire: Bébé fille voulait S., la plus belle, la rose, et personne d'autre. Et bien sûr, c'est toujours S. qui se faufilait quelque part entre le mur et le lit à 3 heures du matin.
À la toute fin, je détestait tellement S. que la voir me donnait des haut-le-coeur. Je la maudissait, je m'imaginais lui infliger les pires supplices, la découper en morceaux avant de la faire brûler vive.
Puis, un matin, j'ai eu une illumination. C'était Pâques. Bébé fille attendait impatiemment l'après-midi pour manger du chocolat. Pendant un de ses moments d'inattention, j'ai pris S. et les autres et je les ai jetées à la poubelle. Au moment de la sieste, Bébé fille s'est aperçue de l'absence de S. Voyant des sanglots de protestation se former au creux de sa gorge, je me suis empressée de lui expliquer que les oiseaux du printemps et le lapin de Pâques s'étaient enfuis avec S. et qu'en échange, elle aurait des montagnes de chocolat.
Ça lui a paru un bon échange, il faut croire, puisqu'elle n'a jamais redemandé S., sa suce, par la suite.