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Chroniques du Diable Consolateur (extrait 2 / work in progress)

Publié le 27 octobre 2012 par Yannbourven

Je nous vois cernés et haletants dans notre grand lit, Ihnès. Il faudrait que je te parle un peu de l’enfance, qui m’obsède tellement. Rapproche-toi. Et enfonçons-nous dans ce passé fantasmé : ma forêt ! Et nous y sommes ! Tu la sens ? Cette forêt nous digère ! On s’y trimballe nus pieds ! Horrible fugue dans l’passé ! Ne plus pleurer sur nos sorts ! Je te dis qu’on va l’apprivoiser cette forêt ! Je la connais ! Nature dangereuse ! Ses démons invisibles nous observent ! Courons ! Dans cette petite rivière que l’on appelle Semnon ! Pataugeons ! Des vipères hurleuses surgissent et s’enroulent autour de ce rocher sur lequel tu dansais ! Elles te mordent et tu convulses et tu souffres le martyr et le venin se répand dans tes veines et ton corps se statufie ! Ton rire est figé et ton âme semble s’être volatilisée alors j’embrasse tes yeux froids et ils se rallument et ton corps craque se tend et tremble et se réchauffe et se libère, tu me souris et nous nous enfuyons ! Derrière cette horde d’orties géantes se trouve une vieille chapelle abandonnée… Autrefois je m’y enfermais pour me branler en faisant semblant de prier sous ces grandes toiles d’araignées voyeuses. Je me badigeonnais de boue puis je me collais des fougères et de la mousse, je me camouflais si bien que Dieu ne pouvait savoir d’où provenais mes soi-disant prières ! J’imaginais que Dieu se contorsionnais parce qu’il ne me voyait pas ! Et là j’éjaculais sur ces putains de toiles d’araignée ! Tiens, Ihnès, rentrons dans ma chapelle : les murs calcinent nos organes, les vieilles croix détachées rouillent nos visages trempés par la pluie parce que le toit a été emporté il y a quelques années par une de ces violentes tempêtes dont la Bretagne a le secret. Agenouillons-nous dans la fange, Ihnès. Agenouillons-nous pour blasphémer en toute confiance. Un renard se décompose à nos pieds parce que nous sommes possédés par les démons de Nature qui nous poussent à tout refuser en bloc ! L’avenir se concentre et nous crache ses merveilleuses fadaises. Un lapin se vide de son sang sur l’autel brisé. Notre religion c’est l’inconscient. Nous lui devons tout. Au soleil couchant la tempête est là, ma jolie poupée. Nous survivrons à ses assauts et nous grandirons ensemble, petite Ihnès, dans cette forêt effrayante. Une nuit sans fin. Les enfants rasent les murets de honte en cueillant des ronces et en s’imaginant mille destins. Et la mort, belle et lointaine, nous suit du regard, tapie comme un renard édenté dans ce buisson bavard. Qu’allons-nous apprendre de cette vie remplie de larmes ? Qu’allons-nous retenir ? Sortons vite fait d’la chapelle et promenons-nous dans les bois ! Bruissement du vent artificiel, déjà. Deux cents paires d’yeux s’allument, des hérissons aux piquants métalliques jonchent le chemin. La foudre vient d’embraser ces trois chênes tortillés près desquels nous avions mangé des mures. Et tes lèvres violettes rident les étangs de fumée. Nous sommes bloqués dans cet endroit, ma jolie. Ta mère doit de chercher partout. Elle doit sûrement s’inquiéter. Mais nous resterons dans le ventre de Nature ! Cherchons à manger, regarde ! Une bouteille ! Un chasseur l’a égarée, goûtons ! J’enlève le bouchon, eh bien ! Du gros rouge qu’est pas fait pour les enfants, ça oui ! Ah ! Tiens, goûte ! Alors ? Pouah, finissons-la quand même, ça réchauffe c’est c’qu’on dit… Crépuscule, Ihnès. Il faudrait s’abriter… Tu ne veux pas retourner à la chapelle ? Je te comprends ! Les animaux s’y décomposent et les croyances s’y noient et les idoles te rendront folle alors cherchons autre chose (qui correspondra à ton corps d’enfant, ton corps athée !) Joue le jeu, Ihnès ! Nous sommes des enfants ! Les ombres furieuses nous enserrent et toi tu me sers la main, prise de panique. Ne te laisse pas envahir. Respire et sois forte ma petite ! Et tu verras les arbres se coucher sous la tempête ! Et tu verras les ombres de l’avenir se dissoudre comme le mensonge éternel que les adultes entretiennent en cachette ! L’avenir proviendra de nos deux corps en mouvement. Surréellement, je nous vois en enfants errant au clair de seize lunes, déchiffrant les comptines qui dormaient sous les écorces noires des chênes centenaires (espèces de machines à remonter le temps). On marche dans la nuit sur des tapis de mousse, de chairs et de chaînes rouillées. Devinant les ruines de lotissements alors que nous devrions nous trouver en pleine enfance, la mienne. Ce passé auquel je t’ai conviée, Ihnès. Ce n’est pas l’enfance ici ! Et nos corps ne sont que véhicules tragiques qui se foutent du monde ! Tu n’es pas obligée de me suivre ma belle. L’enfance n’est pas plus réelle que Dieu. C’est pour ça qu’on la désire, qu’elle nous attire alors qu’on devrait la détruire. Allongeons-nous sur ce pont de pierre, ce pont romain. Des chauves-souris s’agitent au-dessus des flaques de pisse et des rats défilent comme une légion bigleuse. Mais nos yeux percés d’enfants nus ramassent crasses et ordures des empires successifs : c’est de renaître sans cesse sous forme d’esclaves qui nous poussent à vouloir tout connaître de l’avenir ! Mais j’oublie malgré moi les premières nuits de ma vie, quand l’innocence onirique n’était qu’un panthéisme. Et j’allume des feux entre tes petites jambes de gamine perdue. J’installe un monde cru entre tes yeux évidés puis remplis d’ordures ménagères. Cette forêt n’est plus vraiment un mystère, c’est une déchetterie ! Un livre ouvert ! Une vieille balance ! De toute façon Nature ne peut pas s’empêcher de dévoiler les secrets du monde. On ne peut plus lui faire confiance. Cette forêt stupide qui représente Nature est elle-aussi corrompue. Ce n’est qu’un homme comme les autres, qui fait semblant de hurler d’avoir mal ! Mais regarde-la dans le noir : elle se plaint et elle miaule, cette salope ! « J’ai mal, j’ai mal, maman, maman… » Alors qu’elle gobe les corps des enfants pour les renifler et même les tripoter dans les ronces puis elle les refile à l’avenir sadique qui les fouettera et les dépucèlera en riant avant de les élever comme de vulgaires calvaires à quelque croisement de routes boueuses ! Corps de pierre calcaire qui vieilliront et dont la bouche ne prononcera pas un mot : du moins rien de révolutionnaire ! Dans cette réalité inversée les corps sont ignorés. Vrai ! Faire semblant de vivre jusqu’à la mort qui est lesecret bien gardé ! Mais quittons ma fausse enfance de forêt… Je t’aspire, Ihnès… Remontons le temps et revenons dans ce grand lit noir du présent !

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